Peut-on faire de la thérapie systémique en individuel ?
- Julien Besse
- il y a 4 jours
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Quand j’ai invité Ivy Daure à parler de “thérapie systémique individuelle”, je savais que le titre ferait réagir. On met “système” et “individu” dans la même phrase, alors que la systémique est née d’une rupture avec le centrage sur l’individu isolé. Et pourtant : au quotidien, des personnes viennent seules… avec des histoires de liens. Ma position est simple : travailler une personne, c’est toujours travailler un système. La question n’est pas “peut-on ?”, mais comment le faire avec rigueur.
Ce qui m’a frappé chez Ivy, c’est sa manière d’assumer pleinement cette tension sans la trahir. Elle la pose comme une évidence clinique : si un système est un ensemble d’interactions, modifier la position d’un élément, c’est provoquer des ajustements du tout. Et ce travail peut commencer ici et maintenant, avec la personne présente… et toutes celles qui l’accompagnent en creux.
Au fond, je crois que la vraie question n’est pas « Peut-on ? », mais « Comment garder la systémique allumée dans une pièce où il n’y a que deux chaises ? ». Pour moi, la réponse tient dans une boussole simple, que nous partageons avec Ivy : communication, relation, contexte.
Dès l’appel téléphonique, la musique est là : comment cette histoire se raconte-t‑elle, à qui, avec quels mots, quels non‑dits ? Quels gestes reviennent, qui s’allient avec qui, qui se sacrifie, qui se tait « pour ne pas faire d’histoires » et les fabrique pourtant ? Dans quel décor tout cela s’ancre-t‑il — famille d’origine, travail, institutions, culture, deuils et naissances — et de quelle manière ce décor contraint et autorise à la fois ?
Concrètement, j’accueille une personne, et je me présente comme un lecteur de liens. Je le dis simplement : « Ici, on parlera de vous et de vos relations. Les effets se verront chez vous, et autour de vous. » Cela change déjà quelque chose : nous quittons la logique du « réparer quelqu’un » pour une écologie plus fine — soigner des liens.
Un crayon, parfois, un schéma esquissé dans la marge du carnet : un mini‑génogramme qui commence, non pas pour faire joli, mais pour donner un visage aux absents très présents. Je veux savoir qui compte, qui manque, qui pèse, qui protège. Je veux entendre comment on nomme les places et comment on s’y installe.
Le cœur du travail, ensuite, tient à une manière de demander. Les questions circulaires ont cette délicatesse : elles déplacent subtilement la caméra. « Si je demandais à votre sœur ce qu’elle a remarqué chez vous ces dernières semaines, elle dirait quoi ? » En une phrase, on passe du « je souffre » à un champ d’interactions. Les réponses tissent une cartographie : qui alerte qui, qui apaise, qui annule l’alerte au nom de l’apaisement — et produit l’effet inverse. Le symptôme cesse alors d’être « mon problème » pour apparaître comme une fonction dans un réseau, une tentative (parfois coûteuse) de réguler quelque chose de plus grand.
J’aime aussi penser à voix haute. Pas comme un sachant, mais comme un compagnon de pensée. J’avance des hypothèses, prudemment, réversiblement, avec l’humilité de les déposer sur la table pour que nous les retournions ensemble. Quand une hypothèse touche juste, elle fait bouger le corps : un soupir, un « ah, voilà », un rire triste. Alors on la met à l’épreuve dans le réel — un message à envoyer, une conversation à tenter autrement, un rituel minuscule à introduire dans la semaine. Rien de spectaculaire ; du concret relationnel. Et l’on revient voir ce que cela a produit chez la personne, et autour d’elle. L’important est là : garder l’œil ouvert sur les effets systémiques du moindre pas.
Il y a des moments où ce travail demande du courage, celui de la confrontation bienveillante. Être systémique en individuel ne signifie pas s’aligner avec la version de l’absent qu’apporte le présent. C’est tenir une alliance avec le système autant qu’avec la personne — ce qui m’oblige parfois à nommer l’angle mort. Je m’impose alors trois questions toutes simples avant de parler : est‑ce entendable pour elle ou lui maintenant ? est‑ce la bonne temporalité, dans sa vie et dans notre lien thérapeutique ? et quelle est mon intention réelle en le disant ? Si c’est pour briller, je me tais. Si c’est pour protéger un enfant, pour lever une dynamique dangereuse, j’y vais — avec tact. La systémique demande cette éthique de la parole : parler, c’est déjà agir dans le système.
Parfois, les proches refusent de venir. Longtemps, j’ai vécu cela comme une impasse ; aujourd’hui, j’y vois une porte latérale. J’emprunte volontiers ce que j’appelle des restitutions loyales : la personne annonce qu’elle vient en consultation, puis elle repartage un élément choisi de ce que nous avons travaillé. C’est un geste de transparence, une main tendue. Étrangement — ou logiquement — ce simple rituel réouvre la communication là où elle s’était figée. Il arrive que, de fil en aiguille, la famille se présente. D’autres fois, non, mais le système bouge quand même : on observe moins de malentendus, une diminution de l’escalade, un aménagement plus doux des places de chacun. Je me réjouis de ces déplacements modestes ; ce sont souvent eux qui font tenir les maisons.
Quand je repense à la « controverse » supposée — la thérapie systémique peut‑elle se faire en individuel ? — je m’aperçois qu’elle s’éteint d’elle‑même si l’on reste au plus près du vivant. Ce que je rencontre, séance après séance, ce sont des personnes habitées par des liens : loyautés visibles ou secrètes, pactes tacites, blessures et trésors transmis. Je ne reçois jamais un individu « pur », sans attaches ni contexte ; je reçois une personne-en-relation. Travailler avec elle, c’est déjà travailler avec les autres. Par capillarité, par effet de seuil, par régulation progressive. Et lorsque le moment vient d’ouvrir la porte à un conjoint, à un parent, à un enfant, ce pas s’inscrit naturellement dans un chemin déjà systémique.
Ce texte n’est pas un plaidoyer pour « faire de l’individuel plutôt que du familial ». C’est une invitation à tenir ensemblele respect de la tradition et l’audace du présent. À rester fidèles à l’esprit — penser interactions, boucles, contextes — plutôt qu’à une forme unique. À accepter que la systémique, si elle veut demeurer exacte, doit rester mobile.
Comme la vie. Comme nous.
Je remercie Ivy pour sa clarté tranquille. Elle m’a rappelé que la systémique n’est pas une forteresse mais une maison avec des portes. Certaines s’ouvrent sur une salle où la famille se rassemble. D’autres donnent sur une pièce plus intime, avec une seule chaise occupée. Dans l’une comme dans l’autre, notre tâche ne change pas : soigner le lien.
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