Une lecture systémique de la sexualité du couple avec Julie Nicol
- Julien Besse
- 14 déc.
- 5 min de lecture
« La prochaine fois que vous faites l’amour, je vous demande d’éjaculer le plus rapidement possible. » Dans une interview, la thérapeute systémique et sexothérapeute Julie Nicol utilise ce type de prescription paradoxale pour rappeler une idée centrale : en couple, le “problème sexuel” n’est presque jamais un problème isolé. Il se fabrique dans un système (deux personnes, un lien, un contexte de vie, des héritages) — et il s’y maintient.
La perspective systémique ne réduit pas la sexualité à “mieux communiquer”. Elle observe plutôt des boucles : ce que l’un fait modifie l’autre, qui modifie le premier, etc. Ces boucles peuvent étouffer le désir… ou le relancer.
La plainte la plus fréquente : la désynchronisation du désir
En clinique, la désynchronisation du désir (sexual desire discrepancy, SDD) est un motif très courant de consultation. La position de la European Society for Sexual Medicine insiste sur un point crucial : la différence de désir est banale et n’a pas à être pathologisée ; elle devient surtout problématique quand elle s’accompagne de détresse, de honte, ou de scénarios relationnels répétitifs.
Julie Nicol décrit une spirale fréquente :
le partenaire qui a plus de désir sollicite (parfois avec insistance, irritation, ou retrait après un refus) ;
l’autre se protège (évitement, culpabilité, peur de “donner un signe”) ;
le sexe devient un devoir, puis une appréhension… et le désir s’éteint davantage.
Le point systémique clé : ce cycle n’appartient pas à une personne — il appartient à la relation.
Désir spontané vs désir “réactif” : changer de mythe
Beaucoup de couples souffrent d’un mythe culturel : « si on s’aime, le désir doit être spontané ». Or, le modèle proposé par Basson suggère que, dans les relations longues, le désir est souvent réactif : il apparaît après l’installation d’un contexte favorable (sécurité, disponibilité, tendresse, stimulation), plutôt qu’avant.
Conséquence clinique directe : planifier un rendez‑vous d’intimité n’est pas “anti‑érotique”. C’est parfois une manière réaliste de créer les conditions du désir, surtout quand la vie est dense (fatigue, enfants, stress). La position de l’ESSM recommande d’ailleurs de questionner le mythe du désir spontané et d’aider le couple à construire des scripts sexuels communs, ajustés au moment de vie.
Le premier soin : remettre du toucher… sans enjeu
Quand l’écart de désir s’installe, beaucoup de couples cessent de se toucher — par peur d’ouvrir une porte, ou d’être déçus. Julie Nicol insiste sur ce point et propose souvent une tâche contre‑intuitive : interdiction de rapport sexuel jusqu’à la séance suivante, tout en réintroduisant des contacts (câlins, baisers, caresses).
Cette logique rejoint l’esprit des approches de sexothérapie centrées sur l’expérience (p. ex., sensate focus), où l’on suspend la pression de résultat (pénétration, orgasme) pour revenir à la sensation, à la curiosité et à la sécurité.
Paradoxe et prescription du symptôme : pourquoi ça marche parfois
La consigne « éjaculer le plus vite possible » fonctionne parfois parce qu’elle s’attaque au carburant principal de certaines difficultés : la peur de l’échec et l’hyper‑contrôle. Prescrire le symptôme peut transformer un problème subi en action choisie, et casser la boucle anxieuse.
Ce n’est pas une recette universelle : ces tâches demandent une alliance solide, un cadre explicite de consentement, et parfois un avis médical (p. ex., douleurs, troubles érectiles, effets secondaires médicamenteux). Mais elles illustrent un principe utile : en sexualité, changer la relation au symptôme peut changer le symptôme.
Trois leviers “systémiques” étayés par la recherche
1) Parler de sexe… mais surtout bien en parler
Une méta‑analyse montre une association robuste entre communication sexuelle et satisfaction sexuelle/conjugale, avec un effet plus fort pour la qualité (clarté, sécurité, bienveillance) que pour la simple fréquence des discussions.
Implication pratique : apprendre au couple à parler du désir sans accusation (“tu ne veux jamais”) et sans marchandage (“si tu voulais, tu prouverais que tu m’aimes”) — mais avec des messages en première personne (“je me sens…”, “j’ai peur que…”, “j’aimerais qu’on…”).
2) Déculpabiliser la variation et éviter la sur‑pathologisation
Julie Nicol rappelle qu’un bas désir n’est pas automatiquement “un trouble”. En diagnostic, on retient notamment des critères de durée et de détresse cliniquement significative (par exemple, ≥ 6 mois et souffrance marquée).
Mais même en dehors du diagnostic, l’écart de désir peut être douloureux. L’ESSM recommande de normaliser la variation, d’éduquer sur l’évolution du désir au fil de la vie, et de travailler le couple comme unité (plutôt que de “réparer” un individu).
3) Travailler le contexte (pas seulement la chambre)
Fatigue, stress, image corporelle, parentalité, santé, conflits non digérés : le désir est multifactoriel. Côté interventions psychologiques, les approches psychoéducatives, cognitivo‑comportementales et la mindfulness montrent des résultats encourageants pour le bas désir, surtout dans une vision bio‑psycho‑sociale.
En systémique, cela se traduit par une cartographie : qu’est‑ce qui, dans notre organisation et nos interactions, rend le désir difficile ? (charge mentale, horaires, rancœurs, solitude à deux, pression implicite, etc.).
Transgénérationnel : les “scripts” hérités du plaisir
L’interview souligne aussi des héritages familiaux : tabou, honte, moralisation du plaisir… ou au contraire frontières brouillées. Ces récits deviennent des scripts : “le plaisir est dangereux”, “le sexe doit se mériter”, “demander c’est être sale”, “refuser c’est être égoïste”.
Les identifier permet au couple de récupérer une liberté : choisir ses valeurs sexuelles au lieu de les rejouer.
Conclusion
La sexualité du couple est un système vivant : elle reflète le lien, et elle peut aussi le réparer. La voie systémique invite à sortir du duel “celui qui veut / celle qui ne veut pas” pour regarder le cycle, réduire la pression, remettre du toucher, et créer des conditions réalistes où le désir peut redevenir possible — parfois grâce à un paradoxe bien placé.
Références
American Psychiatric Association. (2022). Diagnostic and statistical manual of mental disorders (5th ed., text rev.; DSM‑5‑TR). American Psychiatric Publishing.
Basson, R. (2000). The female sexual response: A different model. Journal of Sex & Marital Therapy, 26(1), 51–65. https://doi.org/10.1080/009262300278641
Brotto, L. A. (2017). Evidence-based treatments for low sexual desire in women. Frontiers in Neuroendocrinology, 45, 11–17. https://doi.org/10.1016/j.yfrne.2017.02.001
Dewitte, M., Carvalho, J., Corona, G., Limoncin, E., Pascoal, P., Reisman, Y., & Štulhofer, A. (2020). Sexual desire discrepancy: A position statement of the European Society for Sexual Medicine. Sexual Medicine, 8(2), 121–131. https://doi.org/10.1016/j.esxm.2020.02.008
Lindau, S. T., Schumm, L. P., Laumann, E. O., Levinson, W., O’Muircheartaigh, C. A., & Waite, L. J. (2007). A study of sexuality and health among older adults in the United States. The New England Journal of Medicine, 357(8), 762–774. https://doi.org/10.1056/NEJMoa067423
Mallory, A. B. (2022). Dimensions of couples’ sexual communication, relationship satisfaction, and sexual satisfaction: A meta-analysis. Journal of Family Psychology, 36(3), 358–371. https://doi.org/10.1037/fam0000946
Masters, W. H., & Johnson, V. E. (1970). Human sexual inadequacy. Little, Brown.
Watzlawick, P., Weakland, J. H., & Fisch, R. (1974). Change: Principles of problem formation and problem resolution. W. W. Norton.
Commentaires