Trouble de la personnalité narcissique : sortir des caricatures, comprendre les dynamiques (systémiques) derrière le diagnostic
- Julien Besse
- il y a 4 jours
- 5 min de lecture
Le trouble de la personnalité narcissique (TPN/NPD) est un diagnostic clinique précis défini par le DSM‑5‑TR. Il ne se confond pas avec la « perversion narcissique », concept psychanalytique (Racamier) largement popularisé mais non diagnostique. Vu dans une lentille systémique, le TPN s’inscrit dans des boucles de communication et des régulations relationnelles spécifiques ; c’est souvent l’interaction qui maintient (ou atténue) les difficultés — pas seulement « la personnalité » d’un individu. (American Psychiatric Association, 2022 ; Mitra et al., 2024).
1) Ce que dit le DSM‑5‑TR (2022)
Le DSM‑5‑TR définit le TPN comme un mode durable (dès le début de l’âge adulte, dans divers contextes) de grandiosité (en imagination ou en comportement), de besoin d’admiration et de manque d’empathie, attesté par au moins 5 des 9 critères suivants (formulation synthétique) :
Sentiment grandiose de sa propre importance (attente d’être reconnu·e comme supérieur·e).
Préoccupations pour des fantaisies de succès, pouvoir, beauté, amour idéal.
Conviction d’être spécial·e/unique et de ne pouvoir être compris·e que par des personnes ou institutions « de haut niveau ».
Exigence d’admiration excessive.
Sens de l’entitlement (attentes déraisonnables de traitement de faveur).
Exploitation interpersonnelle.
Manque d’empathie (cognitive parfois préservée, affective déficitaire).
Envie d’autrui et/ou croyance que les autres l’envient.
Attitudes/Comportements hautains ou arrogants.
Prévalence. Les estimations en population générale varient d’environ 0,5 % à 6 % selon les études et méthodologies (par ex. NESARC, Medscape). Les taux sont plus élevés en contexte clinique ; la littérature signale aussi des différences de sexe selon les dimensions de narcissisme mesurées. (Stinson et al., 2008 ; Caligor et al., 2015 ; Medscape, 2025).
Différentiel avec les troubles de l’humeur. La grandiosité peut évoquer un épisode (hypo)maniaque, mais celui‑ci est épisodique (p. ex. baisse du besoin de sommeil), là où le TPN est plus chronique et rigide. (Mitra et al., 2024).
2) « Pervers narcissique » : un concept (utile parfois) mais pas un diagnostic
La perversion narcissique est introduite par Paul‑Claude Racamier dans les années 1986–1992 (conférences, chapitres repris ensuite dans Les perversions narcissiques, Payot). Elle décrit des processus d’emprise qui attaquent la pensée de l’autre et instrumentalisent le lien ; c’est un cadre conceptuel psychanalytique, pas une catégorie du DSM. (Racamier, 1992/2012 ; Denis, 2014).
Pourquoi la confusion ? Le mot « narcissique » s’est diffusé dans l’espace public, au risque d’étiqueter des comportements durs (gaslighting, contrôle) comme « pervers narcissique » sans évaluation clinique.
Rappel : seul un·e professionnel·le qualifié·e pose un diagnostic de TPN, sur entretien, histoire développementale et critères DSM, pas sur une liste internet.
3) Lecture systémique : du « pourquoi » au comment ça s’entretient
En systémique, on privilégie la circularité (A influence B qui influence A, etc.) et les boucles de rétroaction qui maintiennent un équilibre relationnel (homeostase).
Deux boucles fréquentes dans les couples où l’un présente un TPN (exemples cliniques typiques) :
Admiration → Déception → Revanche. La phase d’idéalisation nourrit la grandeur ; l’inévitable déception (au contact du réel) active la blessure narcissique, pouvant amener attaques/dévalorisations pour regagner une position dominante. Cette dynamique s’auto‑renforce si l’autre réagit symétriquement (contre‑attaque), alimentant l’escalade.
Vulnérabilité → Contrôle → Escalade. Quand l’estime est fragilisée, certains comportements de contrôle (vérifications, interrogatoires, restrictions) visent à s’auto‑rassurer ; l’autre réagit par retrait/dissimulation → le premier augmente le contrôle → boucle d’escalade.
Que faire (pistes d’intervention relationnelles)
Cartographier ensemble la boucle (qui fait quoi, juste avant quoi ?) et identifier les déclencheurs.
Réguler la symétrie : instaurer des pauses, nommer le premier signal d’escalade, convenir d’un rituel de désescalade.
Travailler l’empathie (cognitive → affective) et l’alternance des positions de pouvoir (réduire la rigidité complémentaire).
4) Violence et TPN : ne pas confondre risque accru et fatalité
Les données distinguent narcissisme « trait » (mesuré dans la population) et TPN. Des méta‑analyses récentes montrent une association positive mais faible à modérée entre narcissisme et agression/violence, et un lien plus marqué pour le narcissisme vulnérable en violence intraconjugale (intimate partner violence, IPV). Autrement dit : risque ≠ destin ; le contexte, les co‑occurrences (p. ex. traits antisociaux) et la qualité des régulations relationnelles modulent fortement les trajectoires. (Du et al., 2022 ; Oliver et al., 2023/2024).
Prudence clinique : en cas de contrôle coercitif ou de violences avérées, la thérapie de couple est généralement contre‑indiquée ; on privilégie d’abord sécurité et accompagnement individuel/ressources spécialisées.
5) Pourquoi cette distinction (diagnostic vs. concept) aide vraiment
Elle évite l’étiquetage globalisant (« il/elle est pervers·e ») et ouvre un langage commun pour travailler les processus (comment la relation s’emballe ?).
Elle apaise certains couples/familles : comprendre les mécanismes (admiration/déception, vulnérabilité/contrôle) permet de changer les boucles plutôt que d’assigner une essence à l’un·e des partenaires.
Elle réduit la stigmatisation des personnes vivant un TPN : comprendre n’est pas excuser, mais cela augmenteles chances d’efficacité des interventions. (Weinberg & Ronningstam, 2022 ; McLean Hospital, s.d.).
Pour conclure
Parler de diagnostic n’a de sens que si cela éclaire les interactions et offre des leviers concrets de changement. La systémique fournit précisément ces leviers : observer la circularité, repérer les régulations (souvent bien intentionnées… mais inefficaces), co‑construire d’autres séquences de communication.
Bibliographie
American Psychiatric Association. (2022). Diagnostic and statistical manual of mental disorders (5ᵉ éd., texte révisé ; DSM-5-TR). Washington, DC : Author.
Caligor, E., Levy, K. N., & Yeomans, F. E. (2015). Narcissistic personality disorder: Diagnostic and clinical challenges. American Journal of Psychiatry, 172(5), 415-422. https://doi.org/10.1176/appi.ajp.2014.14060723
Denis, P. (2014). Introduction to Paul-Claude Racamier’s paper “On narcissistic perversion.” The International Journal of Psychoanalysis, 95(1), 117-120. https://doi.org/10.1111/1745-8315.12136
Du, T. V., Martinez, M. A., DiGiuseppe, R., & Ghorbani, F. (2022). The relation between narcissism and aggression: A meta-analytic review. Journal of Personality, 90(3), 386-404. https://doi.org/10.1111/jopy.12674
McLean Hospital. (s.d.). Narcissistic Personality Disorder: A basic guide for providers. McLean Hospital/Harvard Medical School. https://www.mcleanhospital.org
Medscape. (2025). Narcissistic Personality Disorder – Overview/Prevalence. Medscape Reference. https://emedicine.medscape.com/article/1519419-overview
Mitra, P., Torrico, T. J., & Fluyau, D. (2024). Narcissistic personality disorder. In StatPearls [Internet]. Treasure Island, FL : StatPearls Publishing.
Oliver, E., Brown, S., & Widom, C. S. (2023/2024). Narcissism and intimate partner violence: A systematic review and meta-analysis. Trauma, Violence, & Abuse. Advance online publication. https://doi.org/10.1177/15248380231151254
Racamier, P.-C. (2012). Les perversions narcissiques. Paris : Payot. (Œuvres originales publiées en 1992 dans Le génie des origines.)
Stinson, F. S., Dawson, D. A., Goldstein, R. B., Chou, S. P., Huang, B., Smith, S. M., Ruan, W. J., Pulay, A. J., Saha, T. D., Pickering, R. P., & Grant, B. F. (2008). Prevalence, correlates, disability, and comorbidity of DSM-IV narcissistic personality disorder: Results from the Wave 2 NESARC. Journal of Clinical Psychiatry, 69(7), 1033-1045. https://doi.org/10.4088/jcp.v69n0701
Watzlawick, P., Beavin Bavelas, J., & Jackson, D. D. (1967). Pragmatics of human communication: A study of interactional patterns, pathologies, and paradoxes. New York, NY : W. W. Norton.
Weinberg, I., & Ronningstam, E. (2022). Understanding and treating narcissistic personality disorder: Recent advances. Harvard Review of Psychiatry, 30(1), 15-28. https://doi.org/10.1097/HRP.0000000000000328
Commentaires