Quand “aider” devient une violence subtile : ce que l’itinéraire de Guy Hardy bouscule chez nous
- Julien Besse
- il y a 1 jour
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Il y a des trajectoires professionnelles qui ressemblent à des CV. Et puis il y a celles qui ressemblent à une série de scènes fondatrices : une table de cuisine, une porte qui se ferme, une phrase qui transperce, une rencontre qui vous déplace.
Dans l’entretien mené par Julien Besse, Guy Hardy raconte une vie faite de “tuteurs de résilience”, de communautés improbables, de systèmes qui soignent et de systèmes qui abîment. Mais surtout, il raconte un paradoxe qui traverse nos métiers : comment protéger sans écraser ? Comment “aider” sans fabriquer de la défiance, de la honte, de la peur ? Et comment rester humain quand l’institution vous demande d’être à la fois soutien… et menace potentielle ?
Ce qui suit n’est pas un résumé. C’est une tentative de dégager, à partir de ses mots, quelques lignes de force utiles pour les thérapeutes, éducateurs, assistants sociaux, soignants, cadres, formateurs : tous ceux qui travaillent au contact de la vulnérabilité — et donc au contact du pouvoir.
1) Une enfance “pauvre” mais riche : l’hospitalité comme matrice du métier
Avant d’apprendre la relation d’aide, Guy apprend la présence. Avant les méthodes, il apprend ce que produit un lieu où l’on est accueilli sans être réduit à son dossier. Avant la théorie, il expérimente une idée simple : on ne répare pas la détresse en ajoutant de la froideur.
Et au milieu de cette chaleur, il glisse une observation clinique brutale : être “le dernier de six”, c’est parfois se retrouver seul face à une mère dont l’amour déborde… au point d’étouffer. Il fait un pont (provocant mais fécond) avec certaines configurations monoparentales quand l’angoisse de séparation se transforme en fusion, puis en conflits. On entend déjà l’axe majeur : la souffrance n’est pas dans les personnes, elle est dans les boucles relationnelles.
À 14 ans, il rejoint une communauté thérapeutique portée par un prêtre inspiré par des idées issues du mouvement antipsychiatrique (R. D. Laing, David Cooper…). Ce passage est saisissant : il décrit une vie quotidienne où les problèmes sont d’abord relationnels, donc négociables, donc travaillables.
Dormir avec un “grand psychotique” ? La question n’est pas “quel est son diagnostic ?”, mais “comment vivre ensemble dans la même chambre ?”. Un couple qui se bat la nuit ? Une convention : aller dehors, dans la cabane.
Puis vient la fracture : l’éducateur engagé, “post-68”, qui donne son énergie à des adolescents traumatisés, et qui réalise un jour que l’institution protège… mais ne transforme pas le contexte. Les jeunes retournent dans leur famille. Et ce retour met à nu une évidence : travailler avec un enfant en isolant sa famille (et plus largement son environnement), c’est parfois faire comme si la vie réelle n’existait pas.
C’est ici que la pensée systémique apparaît non pas comme une technique, mais comme une délivrance cognitive : elle “désincarcère” la pensée. Elle autorise à dire : le comportement a un sens dans un contexte — familial, scolaire, social, institutionnel.
Et Guy Hardy insiste sur un point essentiel : ne pas confondre pensée systémique et thérapie familiale. La systémique n’est pas un slogan qui renvoie tout à “la famille dysfonctionnelle”. Elle ouvre au contraire la focale : quartier, école, dispositifs, politiques publiques, contraintes juridiques… tout ce qui pèse sur les liens. Cette vigilance est précieuse, notamment dans le médico-social où “la famille” devient parfois le coupable commode.
Le cœur battant de l’entretien, c’est l’expérience de Guy Hardy dans des dispositifs où l’on n’enlève plus l’enfant de sa famille, mais où l’on “place l’éducateur dans la famille”. Sur le papier : révolution humaniste. Dans la pratique : un paradoxe logique.
Parce que ces familles sont souvent là sans demande, parfois dans le déni, souvent sous mandat. Et parce que la relation d’aide est contaminée par une menace : “tout ce que vous direz pourra être utilisé…”. On attend des gens qu’ils se dévoilent, alors même que ce dévoilement peut alimenter un dossier, un rapport, une décision judiciaire.
C’est exactement ce que théorise l’approche de “l’aide sous injonction” : comment espérer alliance et sincérité quand le contexte produit de la prudence, de la dissimulation, de la défense ? (Hardy, 2013).
Et puis arrive la rencontre décisive : Guy Ausloos et “la compétence des familles”. Guy Hardy raconte sa réaction : indignation. Pour lui, certaines familles ne sont pas “compétentes”, elles sont dangereuses, fuyantes, opposantes, dans le refus.
La phrase qui le retourne est brutale : tant qu’on ne comprend pas en quoi la résistance est une preuve de compétence, on ne s’en sort pas. Et Ausloos pousse encore plus loin : cette résistance peut relever de la légitime défense.
Cette idée est dérangeante parce qu’elle décentre le regard : elle suggère que, parfois, ce n’est pas la famille qui est “irrationnelle”, c’est l’aide qui est vécue comme intrusion, humiliation, contrôle. Et qu’une résistance peut être une manière — maladroite, coûteuse, parfois destructrice — de tenter de conserver une dignité, une cohérence, un pouvoir d’agir.
Le concept de “compétence des familles” a justement été travaillé dans la littérature systémique : il ne s’agit pas de nier les violences ou les impasses, mais de chercher ce qui, même dans le chaos, relève d’une logique adaptative et d’une capacité à tenir (Ausloos, 1995/2010).
La dimension politique : quand l’institution de soins devient une institution violente
Autre ligne forte : l’inscription politique. Carlos Sluzki est cité pour une idée simple et redoutable : quand une institution de soin devient violente, plus personne ne s’y retrouve. Dans l’entretien, Guy Hardy relie cela à des évolutions de la protection de l’enfance et à la manière dont le soupçon peut devenir un climat.
Il évoque notamment la loi française du 5 mars 2007 et la place de “l’information préoccupante” dans l’organisation du repérage et de la transmission des situations de danger (Légifrance, 2007). L’enjeu n’est pas de contester la nécessité de protéger, mais de regarder l’effet systémique d’un message implicite qui plane sur certaines rencontres : “parler peut vous coûter cher.” Et quand ce climat se répand, on obtient un résultat paradoxal : des parents hésitent à demander de l’aide, certains évitent des institutions, d’autres deviennent hyper-contrôlants ou au contraire se retirent… et les professionnels se retrouvent à travailler avec des liens déjà abîmés par la méfiance.
Deux conseils aux jeunes générations : fierté et militance
Guy Hardy donne deux conseils qui méritent d’être martelés :
1) Apprendre à parler de son métier avec fierté.Il décrit cet exercice simple : raconter un moment où l’on a été excellent. Et le malaise des professionnels, capables de citer 200 problèmes mais incapables de dire une compétence. C’est une alarme culturelle : si nous ne savons pas nommer nos forces, nous finissons par travailler dans la honte, et la honte rend dur, cynique, défensif.
2) Devenir militant.Non pas militant contre les institutions, mais militant pour des cadres justes, lisibles, non humiliants. Militant pour des dispositifs qui ne produisent pas de la peur comme méthode. Militant pour une protection qui n’écrase pas la parentalité, et pour des institutions qui ne transforment pas les enfants en gestionnaires du chaos adulte.
Références
Ausloos, G. (1995/2010). La compétence des familles : Temps, chaos, processus. Toulouse : Érès. Cairn.info+1
Hardy, G. (2013). S’il te plaît, ne m’aide pas ! L’aide sous injonction administrative ou judiciaire (éd. coll.). Bruxelles/Paris : éditions (références consultables via Cairn). Cairn.info+1
Légifrance. (2007). Loi n° 2007-293 du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance (dispositions relatives à l’information préoccupante). Légifrance
ASH. (2023). Comprendre la frontière entre une information préoccupante et un signalement (article juridique).
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