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Les mécanismes de l’emprise psychologique : une perspective systémique



Introduction

L’emprise psychologique désigne une forme de domination mentale qu’un individu exerce sur un autre, en ayant mainmise sur ses pensées, ses émotions et sa volonté. La victime d’emprise, souvent sans en avoir pleinement conscience, se retrouve piégée dans une relation où le manipulateur contrôle progressivement son esprit et son comportement. Ce phénomène ne se limite pas à la figure stéréotypée du « pervers narcissique » ; il peut survenir dans de multiples contextes du quotidien, à tout âge de la vie (Hirigoyen, 2005). Identifiée tôt, l’emprise peut être enrayée, mais lorsqu’elle s’installe, elle entraîne une dépendance psychologique difficile à briser, avec des conséquences potentiellement graves sur la santé mentale de la victime (Hirigoyen, 1998).


Cette problématique sera ici abordée sous l’angle de la psychologie systémique, une approche issue notamment de l’école de Palo Alto (Bateson, Jackson, Haley & Weakland, 1956; Watzlawick, Beavin & Jackson, 1967). La perspective systémique considère les troubles psychologiques non pas comme des phénomènes purement individuels, mais comme le produit de dynamiques relationnelles et de systèmes d’interactions. Appliquer ce regard à l’emprise psychologique permet de dépasser l’explication simpliste d’un « prédateur » manipulateur agissant sur une « proie » passive, pour comprendre comment la relation elle-même devient toxique et auto-entretenue.


Nous passerons en revue les fondements théoriques de cette approche, les mécanismes de l’emprise, les débats contemporains (pouvoir, manipulation, relations toxiques, controverses autour du concept de pervers narcissique), puis nous explorerons les applications pratiques en thérapie familiale, de couple et en contexte institutionnel.


Fondements théoriques de l’approche systémique

L'approche systémique, popularisée par les travaux de Gregory Bateson et de ses collègues à Palo Alto dans les années 1950-60, postule que les comportements individuels prennent sens à l’intérieur de cercles d’interactions. Bateson et al. (1956) ont ainsi montré, avec la théorie de la double contrainte, comment des schémas de communication paradoxale au sein d’une famille pouvaient piéger un individu dans une situation inextricable. Une double contrainte classique consiste à transmettre deux messages contradictoires sur deux niveaux (par exemple un contenu verbal et un message non verbal opposé), plaçant la personne recevant ces messages dans l’impossibilité de répondre correctement sans « mal faire ». Bateson et ses collègues analysaient ce mécanisme dans des familles de patients schizophrènes, mais on peut le transposer aux situations d’emprise : le manipulateur alterne compliments et critiques, affection et menace, créant un climat de confusion qui paralyse la victime. Ces messages contradictoires à effet paralysant ont été décrits comme centrales dans l’emprise (Hirigoyen, 2005), car ils brouillent le sens critique de la personne soumise.

Paul Watzlawick et ses collaborateurs, figures majeures de l’école de Palo Alto, ont formulé plusieurs axiomes de la communication humaine éclairant les dynamiques de pouvoir (Watzlawick et al., 1967). L’un de ces axiomes stipule que « tout échange de communication est soit symétrique, soit complémentaire, selon qu’il repose sur l’égalité ou la différence » (Watzlawick et al., 1967).


Dans une relation symétrique, chacun des partenaires tend à agir d’égal à égal, parfois dans une escalade compétitive. Au contraire, dans une relation complémentaire, les rôles de dominateur et de dominé s’installent : l’un adopte une position « haute » (leadership, contrôle) et l’autre une position « basse » (soumission). Ce schéma complémentaire n’est pas pathologique en soi – on le retrouve dans bien des interactions sociales – mais lorsqu’il se rigidifie à l’extrême (position haute toujours occupée par le même, sans possibilité d’inversion ou de négociation), il ouvre la voie à l’abus de pouvoir. L’emprise psychologique correspond précisément à une relation complémentaire figée, dérégulée, où le dominant exerce un contrôle excessif et l’autre se retrouve enfermé dans un rôle de dépendance. De plus, comme l’ont noté Watzlawick et al. (1967), les participants à une interaction ponctuent différemment la séquence des événements – c’est-à-dire qu’ils ont chacun leur interprétation de « qui est la cause de quoi ». Dans une relation d’emprise, le manipulateur et la victime peuvent chacun se percevoir comme réagissant au comportement de l’autre (« Je dois la contrôler parce qu’elle est trop instable » vs. « Je cède parce qu’il me fait peur »), ce qui alimente un cercle vicieux auto-justifié.


Un autre concept systémique utile est celui de rétroaction et de causalité circulaire. Contrairement à une vision linéaire où A cause B, la systémique voit les deux protagonistes s’influencer mutuellement en boucle. Même si le rapport de force est inégal, la victime, malgré elle, participe au cycle en adoptant des comportements qui confirment ou renforcent la domination (par exemple, tenter d’apaiser l’agresseur – ce qui peut le conforter dans son pouvoir). Le maintien de l’homéostasie du système relationnel explique aussi pourquoi il est si difficile de changer la situation : tout système tend à résister aux changements pour garder son équilibre (Jackson, 1957). Ainsi, dans une famille où règne l’emprise, toute tentative de la victime pour s’affirmer ou partir peut déclencher de la part du dominant des réactions redoublées de contrôle ou de culpabilisation afin de rétablir le statu quo. Cette vision systémique n’ôte aucunement la responsabilité morale de l’abuseur, mais elle souligne que tant que le pattern interactionnel demeure inchangé, le phénomène d’emprise se renforce de lui-même.


Mécanismes de l’emprise psychologique

Comment, concrètement, une personne en vient-elle à exercer un tel ascendant sur une autre ? Les mécanismes de l’emprise combinent des techniques de manipulation mentale et des stratégies d’isolement et de domination progressive. La littérature clinique et les témoignages identifient généralement plusieurs étapes ou aspects dans ce processus (Hirigoyen, 2005 ; Payet, 2013) :

  • Phase de séduction et d’adhésion initiale : Au début de la relation, le futur abuseur se montre souvent charmant, attentionné, « trop beau pour être vrai ». Ce « bombardement d’amour » (ou love bombing) consiste à couvrir la cible de compliments, de cadeaux, d’affection intense de manière à créer un attachement rapide (Sweet, 2019). Le manipulateur sait dire exactement ce que l’autre a besoin ou envie d’entendre, fait preuve d’une fausse empathie et se présente comme idéal. Cette phase construit une dépendance affective naissante : la victime, comblée et illusionnée, s’engage émotionnellement et baisse sa garde.

  • Instauration de la confusion et de la culpabilité : Une fois la confiance gagnée, le manipulateur introduit graduellement des comportements de contrôle. C’est souvent subtil au départ : des critiques déguisées en faux conseils, des plaisanteries blessantes suivies de « mais je rigole, tu es trop susceptible », des changements d’humeur imprévisibles. L’alternance déroutante de moments tendres et de violences psychologiques crée un brouillage cognitif (Hirigoyen, 2017). La victime reçoit des messages contradictoires (« je t’aime » puis « tu es pathétique ») qui l’amènent à douter de ses perceptions. Ce mécanisme est souvent qualifié de gaslighting (Sweet, 2019) : l’agresseur impose sa version déformée de la réalité, niant les faits (« je n’ai jamais dit ça, tu inventes »), minimisant ses torts et faisant passer la victime pour folle ou fautive. Petit à petit, la personne sous emprise internalise le discours du dominateur et perd confiance en son propre jugement. Elle se sent constamment en faute : il la culpabilise pour ses prétendus manquements (« tout ça est de ta faute si je me mets en colère ») et reporte sur elle la responsabilité de ses propres actes (inversion accusatoire). Cette tactique d’inversion des rôles, théorisée par Freyd (1997) sous l’acronyme DARVO (Deny, Attack, Reverse Victim and Offender), consiste pour l’agresseur, lorsqu’il est mis en cause, à nier les faits, attaquer l’autre et se poser en victime – retournant ainsi la situation à son avantage. La victime finit par intégrer l’idée qu’elle est coupable des problèmes et que, sans son partenaire, elle ne vaut rien.

  • Isolement et contrôle total : Pour affermir son emprise, le manipulateur cherche à isoler progressivement l'autre de toute influence extérieure. Il peut semer la discorde entre la victime et ses proches, critiquer ses amis ou sa famille, créer des conflits, ou bien se poser en seule personne de confiance. Souvent, la victime, sous pression, réduit d’elle-même les contacts avec l’extérieur, soit pour éviter de déplaire à l’abuseur jaloux, soit parce qu’elle a honte de la situation. Privée du regard d’autrui, elle perd des appuis sociaux qui pourraient lui servir de repères ou d’aide. Parallèlement, le contrôle s’étend à tous les aspects de la vie quotidienne : il surveille les faits et gestes, contrôle l’argent, décide des sorties, peut espionner le téléphone, etc. Des formes de privation peuvent apparaître : privation d’affection (silence radio punitif lorsqu’elle « désobéit »), privation de sommeil (réveils nocturnes pour des disputes interminables, ce qui épuise mentalement la victime), ou menaces directes (« si tu me quittes, je te détruirai / je me suiciderai / tu perdras les enfants », etc.). La peur s’installe. On passe ainsi d’une violence d’abord psychologique à, parfois, des violences plus explicites (hurlements, gestes agressifs, voire violences physiques). À ce stade, la victime est dissociée de son libre arbitre : paralysée par la peur et la confusion, « incapable de vivre sans l’autre ou de prendre la moindre décision personnelle » (Psyliège, 2021). Son identité s’érode, sa réalité est colonisée par l’autre.

Au fil de ce processus, l’emprise agit comme un véritable lavage de cerveau (Hirigoyen, 2017). La personne sous emprise en vient à adopter le point de vue du bourreau, à travers un phénomène d’identification à l’agresseur : elle rationalise les abus (« il m’aime, c’est pour mon bien qu’il agit ainsi »), se blâme de ne pas être « à la hauteur », et développe un attachement traumatique. Ce paradoxe où la victime reste attachée à celui/celle qui la maltraite est bien connu dans les relations d’abus répétés (on parle de trauma bonding ou de syndrome de Stockholm dans les cas extrêmes). La dépendance affective est telle que, même lorsque des portes de sortie existent, la victime n’arrive plus à les emprunter, tétanisée par la peur de perdre l’illusion des moments heureux (qui surviennent encore occasionnellement, renforçant l’espoir). Comme le résume Hirigoyen (2017), « lorsque ça se passe mal, la personne sous emprise se raccroche à l’idée que quelquefois son agresseur a été gentil ». Ce renforcement intermittent (alternance punition/récompense) est l’un des plus puissants pour maintenir un comportement soumis, comme l’ont d’ailleurs montré les théories de l’apprentissage et conditionnement en psychologie.


Pouvoir, manipulation et relations toxiques : débats contemporains

La notion d’emprise psychologique s’inscrit dans un débat plus large sur le pouvoir et la manipulation au sein des relations humaines. Longtemps, les approches systémiques classiques – focalisées sur la circularité et la neutralité – ont été critiquées pour leur relatif silence sur la dimension morale et asymétrique de ces situations (Goldner, 1998). En effet, traiter une relation violente comme un système où chacun « contribue » peut donner l’impression de blâmer également la victime ou de minimiser l’intentionnalité de l’abuseur. Des voix, notamment féministes, se sont élevées dès les années 1980-90 pour rappeler que dans les violences conjugales par exemple, il y a une inégalité fondamentale de pouvoir et de responsabilité (Goldner, 1998). Les systémiciens ont intégré en partie ces critiques : on peut analyser l’interaction de manière circulaire tout ennommant clairement l’abus et en exigeant la cessation immédiate de la violence. Comme l’écrit Goldner (1998), reconnaître l’interdépendance psychologique ne signifie pas conférer une responsabilité égale à l’auteur et à la victime – la priorité doit être la sécurité et l’équité. Les approches thérapeutiques actuelles concernant les couples violents combinent souvent lecture relationnelle et positionnement éthique : le thérapeute sort de la neutralité bienveillante pour adopter une tolérance zéro vis-à-vis des comportements de domination, tout en aidant le couple ou la famille à modifier ses schémas de fonctionnement.


Parallèlement, le discours public s’est emparé du thème des « relations toxiques » et des « pervers narcissiques ». Le concept de perversion narcissique a été introduit en psychopathologie par Racamier (1986), pour décrire des personnalités manipulatrices utilisant et dévalorisant autrui afin de soutenir une estime de soi défaillante. Dans les années 2000, l’expression « pervers narcissique » a connu un succès médiatique fulgurant, popularisée notamment par les ouvrages de Marie-France Hirigoyen (1998) et d’autres. Si cette vulgarisation a eu le mérite de mettre en lumière la réalité de la violence psychologique au sein du couple ou au travail, elle a aussi entraîné des dérives.


Des psychologues cliniciens ont dénoncé un usage trop extensif et peu rigoureux du terme, au point que « pervers narcissique » en est venu à désigner, dans le langage courant, tout partenaire désagréable ou tout supérieur tyrannique (Seguin, 2014). Or, la notion reste discutée dans le champ scientifique : elle ne figure pas telle quelle dans les classifications diagnostiques officielles (DSM-5, CIM-11), et nombre de psychiatres et psychologues demeurent réservés quant à sa validité (Seguin, 2014). En effet, parler de pervers narcissique comme d’une catégorie à part tend à masquer le fait que ces individus présentent souvent des troubles déjà identifiés (par ex. un trouble de la personnalité narcissique ou antisociale, ou d’autres pathologies). Surtout, l’étiquette peut devenir réductrice et empêcher une analyse fine de la relation. Derrière la figure du « monstre pervers » totalement extérieur à la norme, on oublie de voir la dynamique relationnelle pathologique qui s’est installée, « basée sur deux positionnements inconscients biaisés », nécessitant une analyse nuancée (Seguin, 2014). En d’autres termes, sans rien excuser des abus commis, la situation d’emprise peut difficilement être expliquée par la seule existence d’un prédateur malfaisant : c’est l’interaction entre cette personnalité et cette victime-là, dans un contexte donné, qui aboutit à l’engrenage de l’emprise. D’ailleurs, Seguin (2014) souligne un risque éthique : le thérapeute qui diagnostique hâtivement un tiers absent de « pervers narcissique » donne certes une explication simple à son patient, mais au prix d’une vision figée et désespérante (« on ne peut rien y faire, fuyez ! ») qui peut limiter le travail sur soi de la victime ou occulter d’autres problématiques.


Cela ne signifie pas que la manipulation n’existe pas ou que toutes les victimes seraient « co-responsables » – loin de là. Il est indéniable qu’il existe des individus hautement toxiques et destructeurs pour leur entourage (Racamier, 1986). Cependant, la banalisation du terme pervers narcissique a suscité une méfiance justifiée de la part des experts : on a vu des personnes s’autodiagnostiquer ou accuser leur conjoint de PN à la moindre conflictualité, ou des contenus simplistes proliférer sur internet (tests, listes de “signes du PN”) au détriment d’une compréhension rigoureuse. Le débat contemporain porte donc sur la nécessité de distinguer la réalité clinique de l’emprise et de la manipulation (phénomène complexe, progressif, impliquant une emboîture relationnelle particulière) de son imaginaire collectif parfois caricatural. De plus, la réflexion s’élargit aujourd’hui au pouvoir institutionnel et aux formes d’emprise collectives : par exemple, la notion de contrôle coercitif (Stark, 2007) a enrichi le regard sur les violences conjugales en insistant sur l’emprise globale exercée (psychologique, économique, sociale) par le conjoint violent pour asseoir sa domination au quotidien. Des parallèles sont faits avec l’endoctrinement sectaire, le harcèlement moral au travail, ou les abus de pouvoir dans les institutions religieuses et éducatives. Dans tous ces cas, on retrouve un gradient de pouvoir(chef/gourou vs. subordonné, adulte vs. enfant, etc.) et des techniques de manipulation qui créent dépendance et soumission.


Applications pratiques en thérapie et en institutions

Thérapie familiale et de couple : L’approche systémique a donné naissance à des modèles d’intervention spécialement adaptés aux situations d’emprise au sein des familles et des couples. En thérapie familiale, on considère que le comportement d’un membre (par exemple, l’adolescent tyrannique ou le parent ultra-autoritaire) ne peut être compris qu’en examinant les règles relationnelles implicites du système familial. Le thérapeute va chercher à décoder les messages échangés, à mettre en lumière les cercles vicieux et à réintroduire de la flexibilité dans les rôles. Par exemple, face à un parent qui exerce une emprise sur un enfant, il s’agira de travailler avec l’ensemble de la famille pour restaurer des frontières saines et un équilibre de pouvoir approprié. L’école de Palo Alto a montré l’efficacité de certaines interventions paradoxales pour déjouer l’emprise : prescrire au manipulateur de continuer son comportement en thérapie, pousser sa logique à l’extrême, peut parfois provoquer une prise de conscience. De même, recadrer la situation sous un angle nouveau permet aux victimes de relire ce qu’elles vivent : par exemple, faire remarquer qu’« aimer n’est pas contrôler » ou que « céder pour avoir la paix est compréhensible, mais cela entretient involontairement le problème » – autant de recadrages pour sortir du déni ou de la fatalité.


En thérapie de couple, le traitement des relations d’emprise est délicat. Il est généralement admis que si la violence physique est présente et active, une thérapie de couple classique n’est pas indiquée tant que la sécurité n’est pas assurée (on privilégiera alors une séparation physique temporaire, un suivi individuel de l’agresseur – par exemple des programmes pour conjoints violents – et un accompagnement de la victime). En revanche, pour des couples piégés dans une dynamique de domination psychologique sans danger imminent, certaines approches intégratives ont montré des résultats. Goldner (1998) propose une prise en charge où les deux partenaires sont entendus ensemble, mais avec une posture du thérapeute très directive sur les questions de respect et d’égalité. L’objectif est de permettre à l’auteur de l’emprise de prendre pleinement conscience de l’impact de ses actes, en entendant le vécu de sa victime dans un cadre sécurisé, tout en explorant comment il en est venu à ces comportements (souvent, l’agresseur a lui-même une histoire de blessures narcissiques ou de modèle familial violent, sans que cela excuse quoi que ce soit). La présence simultanée de la victime, soutenue par le thérapeute qui « témoigne » de sa souffrance, crée un impératif moral (Goldner, 1998) et empêche les habituelles esquives du manipulateur. Ce genre de travail nécessite beaucoup de tact, et tous les professionnels ne s’accordent pas sur son adéquation. Certains estiment qu’une thérapie conjointe n’est possible qu’après que l’abuseur a entamé un cheminement de remise en question personnelle, sinon la configuration thérapeutique elle-même risque de devenir un lieu d’emprise ou de représailles. Ainsi, les applications thérapeutiques doivent être soigneusement ajustées au degré de danger et de conscience des protagonistes.


Interventions dans les institutions : Les mécanismes d’emprise psychologique ne se limitent pas au huis clos familial ; on les retrouve dans les groupes et organisations dès qu’une hiérarchie ou une idéologie forte est en jeu. Une secte illustre de manière exacerbée ce processus : le leader charismatique use de séduction (promesse de salut, d’amour inconditionnel du groupe), puis impose des dogmes contradictoires et une surveillance collective, isolant les adeptes du monde extérieur, afin de s’arroger un pouvoir absolu sur eux (Lalich & Tobias, 2006). Les techniques de manipulation mentale utilisées en contexte sectaire (chantage spirituel, contrôle de l’information, intimidation, etc.) sont en fait très semblables à celles qu’on observe entre deux personnes dans un couple sous emprise – simplement déployées à plus grande échelle. Les institutions peuvent également produire de l’emprise de manière plus insidieuse : par exemple, un manager toxique dans un cadre professionnel peut instaurer une culture de peur et de dépendance (menaces voilées de licenciement, humiliation publique des subordonnés, etc.), ou encore un soignant dans un établissement peut abuser de son autorité sur des patients vulnérables.


La psychologie systémique, avec son regard global, a contribué à faire évoluer les pratiques pour prévenir et traiter ces abus de pouvoir institutionnels. Dans les organisations, on parle aujourd’hui de dysfonctionnement systémique lorsqu’un climat manipulateur persiste : cela signifie qu’au-delà de l’individu harceleur, il convient d’analyser les règles du système (par exemple, une culture d’entreprise ultracompétitive qui ferme les yeux sur le harcèlement tant que les résultats suivent, un organigramme flou qui permet à un leader informel de régner par la peur, etc.). Les consultants et psychologues du travail peuvent intervenir en proposant des changements structurels (clarification des procédures de signalement, formation des managers à une communication respectueuse, surveillance des risques psychosociaux). Dans les institutions de soin ou d’hébergement, on insiste sur l’importance de l’éthique relationnelle : éviter toute forme de paternalisme excessif, promouvoir l’autonomie des usagers, et mettre en place des contrôles croisés (par exemple, plusieurs référents plutôt qu’une seule personne toute-puissante en charge d’un dossier).


En thérapie familiale institutionnelle (par exemple, dans le cadre de la protection de l’enfance ou de la prise en charge des violences conjugales), l’approche systémique a amené à travailler en réseau : on ne se contente pas de traiter la victime et l’agresseur isolément, on implique aussi l’entourage élargi, les intervenants sociaux, éventuellement la justice, de façon coordonnée. L’idée est de re-tisser un système de soutien autour de la victime pour contrebalancer l’emprise : mobiliser la famille élargie bienveillante, les amis, les ressources communautaires, afin d’offrir à la personne sous emprise d’autres « points d’ancrage » et perspectives que la voix de son bourreau. Dans le même temps, on peut tenter d’engager l’auteur des violences dans un parcours de responsabilisation (groupes de parole pour hommes violents, par exemple) qui l’aide à sortir de la toute-puissance et à comprendre le caractère inadmissible de ses actes.


Notons enfin que la notion d’emprise psychologique a aussi pénétré le domaine juridique : dans certains pays, le contrôle coercitif au sein du couple est désormais reconnu comme une infraction (Stark, 2007). Cela reflète une prise de conscience sociétale de ces mécanismes et incite les institutions à développer des outils légaux pour y faire face. Toutefois, la prévention la plus efficace reste l’éducation et la sensibilisation : apprendre dès le jeune âge à reconnaître les signes d’une manipulation, encourager l’égalité et le respect dans les relations, valoriser l’esprit critique. De plus en plus d’efforts sont faits pour former les professionnels (médecins, enseignants, travailleurs sociaux) à détecter l’emprise psychologique derrière des symptômes flous (dépression, isolement social, troubles de stress post-traumatique) et orienter les victimes vers des dispositifs d’aide.


Conclusion

Les mécanismes d’emprise psychologique, lorsqu’on les éclaire par la psychologie systémique, apparaissent comme le produit d’une rencontre pathologique entre un besoin de dominer et un contexte relationnel qui le permet. Ni simple manipulation individuelle, ni simple faiblesse d’une victime, l’emprise est un processus interactif pervers qui enferme deux acteurs dans un scénario destructeur – l’un abusera et l’autre subira tant que le scénario ne sera pas interrompu de l’extérieur. Comprendre cette dimension systémique est essentiel pour apporter des réponses thérapeutiques et sociétales appropriées. Cela signifie :

  • Soutenir les victimes en brisant leur isolement, en déconstruisant avec elles le récit imposé par le manipulateur, en restaurant leur autonomie pas à pas.

  • Intervenir sur la dynamique relationnelle plutôt que de diaboliser uniquement l’auteur : dans les cas où c’est possible et éthique, travailler sur le lien (famille, couple) permet de modifier durablement les comportements, tout en maintenant une exigence forte de non-violence et de respect.

  • Former au repérage des signes de pouvoir pathologique dans tout collectif humain – pour que ni la famille, ni l’entreprise, ni l’école ne deviennent le terreau silencieux d’une emprise.

  • Nuancer les concepts populaires : parler de « pervers narcissique » ou de « manipulatrice » peut être utile pour nommer la souffrance, mais ne doit pas faire oublier la complexité clinique ni déresponsabiliser chacun de son rôle dans la relation. L’étiquette ne suffit pas à expliquer, ni à guérir.


En définitive, la psychologie systémique nous invite à voir au-delà du bourreau et de la victime figés : elle nous montre un système dysfonctionnel qu’il s’agit de réaligner. Détricoter les fils de l’emprise psychologique demande du temps, de la patience et souvent un accompagnement professionnel, mais c’est possible. De nombreux ex-otages de relations toxiques témoignent qu’en comprenant les rouages de l’emprise, ils ont pu reconstruire leur liberté psychique. Cette compréhension est porteuse d’espoir : elle signifie que l’emprise, qui est une construction relationnelle, peut aussi être déconstruite – par de nouvelles interactions empreintes, cette fois, de respect et d’empathie.


Références

Bateson, G., Jackson, D. D., Haley, J., & Weakland, J. (1956). Toward a theory of schizophrenia. Behavioral Science, 1(4), 251-264.

Freyd, J. J. (1997). Violations of power, adaptive blindness, and betrayal trauma. Feminism & Psychology, 7(1), 22-32.

Goldner, V. (1998). The treatment of violence and victimization in intimate relationships. Family Process, 37(3), 263-280.

Hirigoyen, M.-F. (1998). Le harcèlement moral : La violence perverse au quotidien. Paris : Syros.

Hirigoyen, M.-F. (2005). Femmes sous emprise : Les ressorts de la violence dans le couple. Paris : Oh ! Éditions.

Hirigoyen, M.-F. (2017). Emprise, soumission et violence dans le couple. Femmes Diplômées, (262-263), 65-76.

Payet, G. (2013). Emprise psychologique. In M. Kédia & A. Sabouraud-Séguin (Eds.), L’aide-mémoire de psychotraumatologie : en 49 notions (pp. 114-120). Paris : Dunod.

Racamier, P.-C. (1986). Le génie des origines. Paris : Payot.

Seguin, É. (2014, 4 mars). Les « pervers narcissiques » ou le triomphe d’un concept flou. Le Monde (Tribune).

Stark, E. (2007). Coercive control: How men entrap women in personal life. New York : Oxford University Press.

Sweet, P. L. (2019). The sociology of gaslighting. American Sociological Review, 84(5), 851-875.

Watzlawick, P., Beavin, J. H., & Jackson, D. D. (1967). Pragmatics of human communication. New York : W. W. Norton.

Watzlawick, P., Weakland, J., & Fisch, R. (1974). Change: Principles of problem formation and problem resolution. New York : W. W. Norton.

 
 
 

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