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La prescription paradoxale du symptôme en thérapie systémique : une stratégie contre-intuitive pour le changement




Introduction

Dans le champ de la psychothérapie systémique, certaines techniques interrogent notre intuition et bousculent les conceptions classiques de l’intervention thérapeutique. Parmi elles, la prescription paradoxale du symptôme occupe une place singulière : elle consiste à demander au patient de maintenir, voire d’intensifier, le comportement problématique qui motive la consultation. Cette approche, en apparence absurde, repose pourtant sur des fondements théoriques solides et une logique d’intervention particulièrement puissante. Née des travaux de l’école de Palo Alto et de figures telles que Jay Haley et Milton Erickson, elle vise à interrompre les boucles interactionnelles et cognitives qui maintiennent le symptôme. Le présent article propose une exploration approfondie de cette technique, en examinant ses racines théoriques, ses mécanismes psychologiques et systémiques, ses applications cliniques et ses conditions d’utilisation. Un cas clinique viendra illustrer de manière concrète le potentiel de transformation que recèle cette stratégie paradoxale.


Fondements théoriques

La prescription paradoxale s’enracine dans les travaux de l’école de Palo Alto, et plus spécifiquement dans les recherches du Mental Research Institute (MRI) de Palo Alto dans les années 1960 et 1970 (Watzlawick, Weakland, & Fisch, 1974). Selon ce courant, les problèmes psychologiques ne sont pas tant le produit de mécanismes internes que le résultat de tentatives de solution dysfonctionnelles au sein d’un système relationnel. Lorsqu’un individu ou un groupe persiste dans une manière inadéquate de tenter de résoudre un problème, il contribue involontairement à la persistance, voire à l’aggravation, de celui-ci.

C’est dans ce contexte que la prescription paradoxale émerge comme une stratégie d’intervention visant un changement de second ordre, c’est-à-dire une transformation du cadre dans lequel le problème est défini et traité (Watzlawick et al., 1974). En demandant au patient de produire volontairement son symptôme, le thérapeute introduit une disjonction logique et relationnelle qui vise à perturber la structure du problème.

L’influence de Milton Erickson est également déterminante dans cette évolution. Hypnothérapeute réputé pour ses méthodes non conventionnelles, Erickson (Haley, 1973) utilisait fréquemment des tâches paradoxales pour contourner la résistance au changement. Jay Haley, qui fut son élève et biographe, a théorisé ces pratiques en les intégrant dans une approche stratégique de la psychothérapie (Haley, 1963).

Enfin, la théorie de la double contrainte, élaborée par Bateson et ses collègues (Bateson, Jackson, Haley, & Weakland, 1956), éclaire les mécanismes communicationnels en jeu dans la prescription du symptôme. En émettant une injonction paradoxale telle que « soyez spontané » ou « continuez à être anxieux », le thérapeute place le patient dans une situation où obéir revient à désobéir à une attente implicite, et inversement. Cette structure de message paradoxal devient ici un levier thérapeutique pour provoquer un réajustement.


Mécanismes psychologiques et systémiques


Désactivation de la lutte interne

Un des premiers effets psychologiques de la prescription du symptôme réside dans la désactivation de l'effort de contrôle sur le symptôme lui-même. Dans de nombreux troubles, notamment anxieux, les efforts pour éviter ou contrôler une sensation finissent par en amplifier la présence (Frankl, 1975). La prescription paradoxale opère alors comme une invitation au lâcher-prise : en suggérant au patient de provoquer volontairement le symptôme, elle inverse la dynamique et désamorce le cycle d'auto-renforcement.

L’intention paradoxale, concept central dans la logothérapie de Viktor Frankl, illustre bien ce mécanisme. Frankl (1975) décrivait comment un patient phobique pouvait être amené à souhaiter volontairement l’apparition de son symptôme, ce qui entraînait une disparition progressive de celui-ci. Ce phénomène repose sur l’interruption du cercle vicieux de la peur anticipée.


Mobilisation de la réactance

La prescription paradoxale tire aussi parti de la réactance psychologique (Brehm & Brehm, 1981), ce mécanisme motivationnel par lequel un individu tend à résister à une injonction perçue comme menaçante pour son autonomie. En prescrivant le symptôme, le thérapeute évite de confronter directement le patient, et peut même déclencher un mouvement inverse par effet de défi.

Ce type de prescription est particulièrement utile dans les situations où la relation thérapeutique est marquée par une dynamique d’opposition ou de défiance, notamment avec les adolescents ou les couples en lutte de pouvoir (Haley, 1973). Dans ce cas, c’est souvent la volonté de ne pas se soumettre à l’autorité qui déclenche le changement.


Recadrage interactionnel

Sur le plan systémique, la prescription du symptôme permet un recadrage des fonctions implicites du comportement problématique au sein du système relationnel. Dans certaines familles, un symptôme individuel peut jouer un rôle stabilisateur ou protecteur (Selvini Palazzoli, Boscolo, Cecchin, & Prata, 1978). En le prescrivant, le thérapeute le rend visible, ritualisé, et donc questionnable.

Ce recadrage peut aussi inclure un renversement du rôle du patient dans le système : celui qui subissait devient acteur. La prescription devient alors un outil de perturbation homéostatique, qui pousse le système à se réorganiser.


Illustration clinique

Un couple consulte pour des disputes incessantes. Chaque jour, des conflits éclatent pour des motifs insignifiants. Après plusieurs séances d’observation, le thérapeute propose la prescription suivante : « À partir de cette semaine, vous ne pourrez vous disputer que le mercredi et le samedi, entre 20h et 20h30. En dehors de ces créneaux, toute dispute est interdite. » La tâche est acceptée avec surprise.

Lors du bilan deux semaines plus tard, le couple rapporte que les disputes ritualisées étaient plus difficiles à enclencher que prévu, et qu’elles ont souvent tourné à la dérision. Le reste du temps, le climat relationnel s’est amélioré. Cette intervention a permis une prise de conscience sur le caractère répétitif et souvent dénué de sens de leurs conflits. Le cadre paradoxal a ainsi ouvert un espace de transformation, en désamorçant à la fois la spirale conflictuelle et la logique d’opposition.


Discussion

L’efficacité de la prescription paradoxale repose sur sa capacité à déstabiliser les structures logiques et interactionnelles qui soutiennent un problème. Elle mobilise des ressources internes du patient, tout en respectant sa résistance. Cependant, son utilisation suppose plusieurs précautions : une alliance thérapeutique solide, une évaluation rigoureuse du cadre de sécurité, et une formulation claire de la tâche.

Cette technique ne s’adresse pas à tous les patients. Les personnes présentant des troubles psychotiques actifs ou une compréhension très concrète du langage peuvent mal interpréter la prescription. De même, elle est contre-indiquée dans les situations à risque (violence, idées suicidaires, addictions sévères).

Sur le plan éthique, certains auteurs (Cavell, Margolin, & Weiss, 1986) ont souligné le risque de manipulation si la prescription est imposée sans transparence. Une attitude respectueuse et explicite permet d’en atténuer les effets potentiellement déstabilisants. Dans les pratiques actuelles, la tendance est d’ailleurs à assumer le paradoxe comme tel : « Je vous propose quelque chose d’inhabituel, qui peut paraître paradoxal. Essayons ensemble. »



Pour citer cet article : 

Besse, J. (2025). La prescription paradoxale du symptôme en thérapie systémique : une stratégie contre-intuitive pour le changement. LinkedIn


Références

Ascher, L. M., & Turner, R. M. (1981). Paradoxical intention and insomnia: An experimental investigation. Behaviour Research and Therapy, 19(4), 339–343.

Bateson, G., Jackson, D. D., Haley, J., & Weakland, J. (1956). Toward a theory of schizophrenia. Behavioral Science, 1(4), 251–264.

Brehm, S. S., & Brehm, J. W. (1981). Psychological reactance: A theory of freedom and control. Academic Press.

Cavell, T. A., Margolin, G., & Weiss, R. L. (1986). A critique of the paradoxical intervention literature: Problems in conducting research on the clinical use of paradox. Professional Psychology: Research and Practice, 17(1), 73–78.

Frankl, V. E. (1975). The unconscious God: Psychotherapy and theology. Simon and Schuster.

Haley, J. (1963). Strategies of psychotherapy. Grune & Stratton.

Haley, J. (1973). Uncommon therapy: The psychiatric techniques of Milton H. Erickson. W. W. Norton.

Selvini Palazzoli, M., Boscolo, L., Cecchin, G., & Prata, G. (1978). Paradox and counterparadox: A new model in the therapy of the family in schizophrenic transaction. Jason Aronson.

Watzlawick, P., Weakland, J. H., & Fisch, R. (1974). Change: Principles of problem formation and problem resolution. W. W. Norton.

Weakland, J. H., Fisch, R., Watzlawick, P., & Bodin, A. M. (1974). Brief therapy: Focused problem resolution. Family Process, 13(2), 141–168.

Weeks, G. R., & L’Abate, L. (1982). Paradoxical psychotherapy: Theory and practice with individuals, couples, and families. Brunner/Mazel.

 
 
 
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