La double contrainte dans le couple : quand aimer devient un paradoxe
- Julien Besse
- 9 nov.
- 4 min de lecture
« Pile je gagne, face tu perds. »C’est souvent le sentiment qui émerge dans certaines relations amoureuses où, quelle que soit l’attitude adoptée, l’issue semble défavorable. Parler ou se taire, rester ou partir, céder ou résister : tout paraît se retourner contre soi. Ce vécu d’impuissance, à la fois relationnel et psychique, porte un nom dans le champ de la thérapie systémique : la double contrainte (double bind).
Un concept fondateur de la pensée systémique
Le terme double bind a été introduit par Gregory Bateson et son équipe de Palo Alto dans les années 1950, à partir de leurs travaux sur la communication et la schizophrénie (Bateson, Jackson, Haley, & Weakland, 1956). Ils ont observé que certaines formes de communication paradoxale, répétées dans des contextes familiaux intenses, pouvaient produire chez un individu une confusion profonde entre les niveaux de messages.
Une double contrainte se définit par la présence simultanée de :
Deux messages contradictoires envoyés à deux niveaux différents (verbal et non verbal, explicite et implicite) ;
Une impossibilité de méta-communiquer, c’est-à-dire de parler de la contradiction elle-même ;
Une sanction implicite ou une perte de lien dans les deux cas ;
Et l’absence de toute porte de sortie acceptable.
Dans le couple, ce mécanisme s’incarne à travers des phrases comme :– « Dis-moi la vérité, mais ne me blesse pas. »– « Sois toi-même, mais pas comme ça. »– « Pars si tu veux, mais si tu pars, c’est que tu ne m’aimes pas. »
La personne reçoit deux messages incompatibles et ne peut agir sans perdre : si elle choisit l’un, elle trahit l’autre ; si elle tente de clarifier, elle est accusée de “compliquer les choses”.
De la logique à la relation : la danse paradoxale
Dans une perspective systémique, la double contrainte n’est pas seulement un contenu, mais une structure relationnelle. Ce qui compte n’est pas le message isolé, mais la danse entre les partenaires : une séquence répétée, prévisible, où chacun s’ajuste à l’autre pour maintenir un équilibre insatisfaisant mais familier.
Lorsque le paradoxe devient chronique, la relation se rigidifie. On retrouve souvent les mêmes signes cliniques :
Des messages contradictoires entre les mots et le corps ;
Des injonctions mutuellement exclusives ;
Une interdiction de parler du cadre ;
L’impossibilité de se retirer sans culpabilité ;
Une répétition du scénario malgré les tentatives de changement ;
Et des manifestations somatiques (tension, confusion, épuisement).
Comme le souligne Watzlawick (1972), « on ne peut pas ne pas communiquer ». Même le silence devient un message, et dans la double contrainte, ce message est souvent entendu comme une faute.
Quand la communication devient piégée
Les couples pris dans une double contrainte ne manquent pas de bonne volonté ; ils manquent d’espaces de métacommunication. Le paradoxe ne se résout pas en choisissant le “bon camp”, mais en changeant de niveau logique : passer du contenu (“Qui a raison ?”) à la relation (“Que fait cette manière de parler à notre lien ?”).
Sortir du piège suppose de nommer la scène sans accuser :
“J’entends un viens dans tes mots mais un recule dans ton ton. Je me sens coincé·e entre les deux.”
Cet énoncé, qui décrit plutôt qu’il n’interprète, ouvre un espace pour que chacun reprenne du jeu et de la responsabilité. Dans certaines approches, on propose même de ritualiser le paradoxe : en rejouant brièvement la situation de manière consciente et exagérée, le couple peut la déshypnotiser, retrouver un regard partagé sur ce qui se passe.
Quand le paradoxe devient dangereux
Il est important de distinguer la double contrainte relationnelle, souvent inconsciente et réciproque, d’une relation abusive ou coercitive, où le paradoxe est utilisé de façon intentionnelle pour dominer ou contrôler. Dans ces cas, le travail thérapeutique n’a pas pour objet la communication, mais la sécurité. Comme le rappellent de nombreux cliniciens (Walker, 2017 ; Herman, 2015), aucun travail systémique n’est possible dans un contexte de violence psychologique ou physique non reconnu.
Sortir de la double contrainte : retrouver du mouvement
La résolution d’une double contrainte ne passe pas par la logique, mais par le changement du cadre relationnel :
Introduire la possibilité d’une pause ou d’un “tiers régulateur” ;
Expérimenter des formes de métacommunication bienveillante ;
Identifier les intentions positives cachées derrière les paradoxes ;
Et restaurer la souplesse du système plutôt que la victoire de l’un sur l’autre.
Comme le dit Bateson (1979) : « Le changement véritable survient quand le système apprend à apprendre. »C’est ce passage vers un niveau méta – celui de la réflexivité partagée – qui transforme la contrainte en espace de créativité relationnelle.
Références bibliographiques
Bateson, G., Jackson, D. D., Haley, J., & Weakland, J. (1956). Toward a theory of schizophrenia. Behavioral Science, 1(4), 251–264.
Bateson, G. (1979). Mind and Nature: A Necessary Unity. New York: Dutton.
Watzlawick, P., Beavin, J., & Jackson, D. D. (1967). Une logique de la communication humaine. Paris : Seuil.
Watzlawick, P. (1972). Changer : Paradoxes et psychothérapie. Paris : Seuil.
Haley, J. (1980). Leaving Home: The Therapy of Disturbed Young People. New York : McGraw-Hill.
Herman, J. (2015). Trauma and Recovery: The Aftermath of Violence—from Domestic Abuse to Political Terror. New York : Basic Books.
Walker, L. E. (2017). The Battered Woman Syndrome (4th ed.). New York : Springer.
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