L’Hôtel Thérapeutique : une utopie systémique devenue héritage vivant
- Julien Besse
- il y a 12 minutes
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Il existe dans l’histoire de la systémique des idées qui, à elles seules, déplacent des manières de penser et de soigner. Le concept de l’hôtel thérapeutique, imaginé par Guy Ausoos , fait partie de ces intuitions rares : une utopie profondément ancrée dans une expérience personnelle douloureuse, mais capable de transformer durablement la manière dont on accompagne les enfants et les adolescents placés.
Pour comprendre cette invention singulière, j’ai eu la chance d’échanger longuement avec Stéphane Bujold, qui poursuit aujourd’hui cette œuvre visionnaire au Québec. Dans la vidéo que nous avons tournée ensemble, Stéphane raconte non seulement la genèse de ce concept, mais aussi la manière dont il l’a réinventé au Havre du Fjord.
Une utopie née d’une blessure d’enfance
L’hôtel thérapeutique ne surgit pas du vide. Il naît d’une scène fondatrice : Guy Ausloos, dans la cinquantaine, roulant en voiture avec sa mère, repasse devant un sanatorium. C’est là qu’enfant, il avait été placé six mois, sous prétexte d’une tuberculose imaginaire. Un euphémisme pour dire : la famille n’avait plus les moyens de nourrir tous ses enfants.
Cette révélation tardive devient une clé pour comprendre son œuvre. Elle éclaire sa sensibilité pour les jeunes défavorisés, sa lutte contre les injustices institutionnelles, et son refus de reproduire le schéma d’abandon qu’il avait lui-même subi.
Pour Guy, cette douleur ancienne devient un moteur : Ceux qui naissent pauvres n’ont pas moins besoin de soins, d’écoute ou de dignité. Ils ont seulement moins d’accès.
L’hôtel thérapeutique : inventer un lieu qui soigne autrement
L’idée est simple, belle, et exigeante : Créer un lieu où des jeunes en grande difficulté pourraient être accueillis comme dans un hôtel, c’est-à-dire dans un espace pensé pour leur bien-être, mais inscrit dès l’origine dans une dynamique thérapeutique d'accueil.
Trois principes structurent ce modèle :
Individualiser : répondre aux besoins fondamentaux avant toute intervention, restaurer l’estime de soi et la sécurité.
Dépathologiser : ne pas réduire un jeune à son diagnostic, redonner une logique humaine aux comportements.
Socialiser : n’installer le travail de groupe qu’une fois les bases relationnelles restaurées.
À cela s’ajoute une conviction forte : le travail avec la famille doit commencer dès le premier jour, afin d’éviter les conflits de loyauté, les ruptures brutales et les dynamiques d’exclusion si fréquentes en institution.
Une révolution dans l’histoire des institutions
Stéphane replace ce concept dans une généalogie complexe : celle des orphelinats, des pensionnats autochtones, des écoles de réforme, et plus largement de toutes les formes d’enfermement qui ont marqué l’histoire occidentale.
Violences symboliques, abus, isolement, ruptures familiales : les traces sont encore visibles. Le projet de Guy Ausloos est un contre-modèle radical. Un lieu où l’on ne casse plus les jeunes, où l’on ne les punit pas, où l’on cesse de les considérer comme « mauvais » ou « incasables ».
Le Havre du Fjord : l’héritage vivant
Aujourd’hui, Stéphane Bujold reprend et actualise cette vision dans un centre unique au Québec : Le Havre du Fjord. Ce lieu accueille des adolescents de 14 à 18 ans, souvent confrontés à des troubles complexes mêlant trauma, dépendance, difficultés familiales et ruptures successives.
La philosophie du lieu est fidèle à l’esprit de Guy :
accueillir, c’est déjà soigner ;
apprivoiser, c’est créer les conditions du lien ;
consolider le lien, pour que le jeune puisse rejouer en sécurité des scénarios relationnels douloureux et les transformer ;
préparer la séparation, dernière étape trop souvent négligée mais indispensable pour restaurer la capacité d’attachement.
À cette base systémique s’ajoutent aujourd’hui deux développements majeurs :
une sociothérapie attentive aux traces traumatiques dans les interactions quotidiennes ;
la méthode Brunet, issue des recherches de l’Université McGill, permettant une reconsolidation des souvenirs traumatiques avec des résultats prometteurs chez les adolescents.
L’hôtel thérapeutique devient ainsi un écosystème, un espace où l’on soigne autant les jeunes que les équipes, où la supervision et la formation sont centrales, où l’on prend soin de ceux qui prennent soin.
Pourquoi ce concept reste révolutionnaire aujourd’hui
Parce qu’il interroge frontalement ce que signifie soigner dans un contexte institutionnel. Parce qu’il propose une alternative aux modèles punitifs et hiérarchiques encore trop présents. Parce qu’il remet la dignité au centre. Parce qu’il articule le soin individuel, le soin familial et le soin institutionnel comme trois dimensions inséparables. Parce qu’il rappelle que l’on ne peut accompagner les jeunes que si l’on prend soin des équipes qui les accompagnent.
Et parce qu’il met en lumière une vérité simple : Les institutions peuvent blesser, mais elles peuvent aussi réparer.
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