Le Trouble Borderline en Thérapie : Dépasser le Diagnostic, Travailler le Lien
- Julien Besse
- 16 mars
- 16 min de lecture
Introduction
Le trouble de la personnalité borderline (TPB) – ou état limite – se caractérise par un mode persistant d’instabilité émotionnelle, relationnelle et comportementale, associé à une impulsivité marquée (DSM-5). Cette pathologie suscite depuis plusieurs décennies un intérêt considérable en recherche, tant pour en comprendre les origines que pour affiner sa prise en charge clinique. En pratique, le TPB occupe une place importante en psychiatrie et en psychothérapie : des études épidémiologiques indiquent qu’il représenterait jusqu’à 10% des patients suivis en consultation psychiatrique ambulatoire et jusqu’à 20 % des patients hospitalisés en psychiatrie. Son impact en thérapie est donc majeur. Les personnes borderline présentent souvent des comportements suicidaires, automutilations, sautes d’humeur intenses et relations interpersonnelles chaotiques, ce qui met à l’épreuve les compétences du thérapeute. Travailler avec ces patients peut s’avérer exigeant : le thérapeute est confronté à des défis cliniques tels que la gestion de la crise, du passage à l’acte, du changement radical de position relationnelle (idéalisation puis rejet), ou encore du clivage (opposant souvent les intervenants les uns aux autres). Néanmoins, avec une compréhension fine du trouble et une approche thérapeutique adaptée, les cliniciens peuvent aider ces patients à retrouver une stabilité et améliorer significativement leur qualité de vie. Cet article propose une synthèse pédagogique à destination des thérapeutes, mêlant des références académiques et une approche vulgarisée, afin d’éclairer les caractéristiques du trouble borderline et les stratégies thérapeutiques efficaces.
Définition et critères diagnostiques (DSM-5-TR)
Le TPB appartient au groupe des troubles de la personnalité et son diagnostic repose sur des critères bien établis. Selon le DSM-5-TR (2022), il s’agit d’un mode général d'instabilité dans les relations interpersonnelles, l’image de soi et les affects, avec impulsivité, débutant à l’adolescence ou au début de l’âge adulte. Le diagnostic requiert la présence d’au moins cinq des neuf critères suivants :
(1) peur intense de l’abandon et efforts effrénés pour éviter les abandons réels ou imaginés;
(2) relations interpersonnelles instables et intenses, alternant entre idéalisation excessive et dévalorisation;
(3) perturbation de l’identité avec une image de soi instable ou inconsistante (le sujet peut changer radicalement d’avis sur lui-même ou adopter une “personnalité caméléon” selon le contexte);
(4) impulsivité dans au moins deux domaines potentiellement dommageables (dépenses inconsidérées, sexualité à risque, abus de substances, conduite dangereuse, boulimie, etc.);
(5) comportements suicidaires récurrents ou automutilations;
(6) instabilité affective due à une réactivité marquée de l’humeur (p. ex. épisodes intenses de dysphorie, irritabilité ou anxiété durant quelques heures ou jours) ;
(7) sentiments chroniques de vide intérieur ou d’ennui ;
(8) colère intense inappropriée ou difficulté à contrôler sa colère (colères fréquentes, altercations physiques ou verbales répétées) ;
(9) symptômes dissociatifs ou paranoïa passagère liés au stress, par exemple des épisodes de déréalisation/dépersonnalisation ou de méfiance intense en période de stress.
Il est important de noter que ces symptômes doivent entraîner une détresse significative ou une altération du fonctionnement du sujet pour poser le diagnostic.
Sur le plan clinique, le diagnostic de TPB est délicat à porter chez les sujets jeunes. Le DSM-5-TR recommande d’ailleurs de ne pas diagnostiquer de trouble de la personnalité avant l’âge de 18 ans. Néanmoins, en pratique, certains cliniciens posent ce diagnostic chez des adolescents lorsque les symptômes sont nets et persistants. De plus en plus de données suggèrent que le TPB peut se manifester à l’adolescence, bien qu’avec une stabilité moindre que chez l’adulte. Cailhol et ses collègues (2015) soulignent que, malgré les controverses, l’utilisation du concept de personnalité borderline à l’adolescence se justifie au vu de divers arguments convergents, notamment la continuité de certains symptômes entre l’adolescence et l’âge adulte.
L’approche de Luigi Cancrini et la métaphore de « l’océan borderline »
Le psychiatre et psychothérapeute Luigi Cancrini propose une lecture originale du trouble borderline à travers la métaphore de « l’océan borderline » (titre de son ouvrage en 2009). Selon Cancrini, les états limites constituent un vaste océan psychique. Cette métaphore illustre que de nombreux troubles ou comportements, autrefois dispersés entre les catégories névrotiques ou psychotiques, relèvent en réalité d’un niveau borderline, intermédiaire et protéiforme.
Cancrini développe l’idée que le trouble borderline ne correspond pas tant à une structure de personnalité figée et atemporelle qu’à un mode de fonctionnement psychique contextuel et ponctuel. Le terme “borderline” recouvre ainsi des états de régression et de souffrance psychique pouvant varier au cours de la vie et selon les situations. L’« océan borderline » est peuplé de cas cliniques divers, depuis les enfants blessés (victimes de maltraitance ou de carences affectives, chez qui on observe des mécanismes borderline de protection) jusqu’aux adultes qui “succombent” à ces états limites lors d’épisodes de crise existentielle. Cancrini illustre son propos par de véritables récits de voyage cliniques, à la manière d’un explorateur naviguant dans cet océan psychique. Son approche intégrative puise à la fois dans la psychanalyse (notamment les théories de la dissociation et du clivage du moi face au trauma) et dans les approches systémiques et contextuelles. Elle offre « un regard nouveau, complexe et intégré » sur le trouble borderline, utile pour la prise en charge de patients souvent issus d’environnements familiaux traumatiques ou dysfonctionnels. En somme, la métaphore océanique de Cancrini rappelle aux thérapeutes que les patients borderline naviguent dans un vaste univers émotionnel, dont il faut reconnaître la diversité et la souplesse plutôt que de les enfermer dans une case diagnostique rigide.
Lecture systémique des enjeux familiaux et relationnels
L’approche systémique apporte un éclairage fondamental sur le trouble borderline, en considérant le patient dans son contexte familial et relationnel. En effet, les symptômes borderline – instabilité, impulsivité, menaces suicidaires – ont souvent des résonances interpersonnelles fortes. Ils peuvent être compris comme l’expression d’un déséquilibre au sein du système familial ou social du sujet. Dans de nombreux cas, la personne borderline occupe une fonction de « patient désigné » au sein de sa famille, son comportement extrême mettant en lumière les dysfonctionnements relationnels ou les traumas transgénérationnels du système. Par exemple, des antécédents de maltraitance, de négligences ou de séparation parentale conflictuelle sont fréquemment retrouvés chez ces patients, suggérant un terrain d’attachement insécure et un environnement imprévisible. La lecture systémique cherche à décoder comment l’entourage peut involontairement maintenir ou renforcer les troubles (par des attitudes surprotectrices, des communications paradoxales, ou au contraire un rejet et une stigmatisation) et comment, en retour, le comportement borderline du patient influence le système familial (par exemple en polarisant les relations autour de la crise permanente).
Travailler le lien familial fait ainsi partie intégrante du traitement. Pourtant, comme le notent Pigeon et Mazzetti (2017), « la prise en charge […] d’un patient état limite se révèle difficile par bien des aspects […] mais plus encore que la symptomatologie […] il nous apparaît que le travail avec leurs familles est particulièrement problématique ». Les familles de patients borderline peuvent se trouver épuisées, démunies, voire en profond conflit avec le patient, rendant la collaboration thérapeutique ardue. Toutefois, malgré ces difficultés, impliquer la famille peut être déterminant pour améliorer l’issue de la thérapie. Une lecture systémique des interactions permet d’identifier des phénomènes d’isomorphisme entre la famille et les institutions de soin, c’est-à-dire des parallèles entre les relations familiales et celles qui s’installent avec l’équipe soignante. Par exemple, un patient qui divise sa famille en “gentils” et “méchants” peut reproduire ce schéma avec les soignants, certaines personnes étant idéalisées et d’autres dévalorisées. Si l’équipe en prend conscience, elle pourra adopter une position cohérente et éviter de tomber dans ces pièges relationnels. De même, comprendre le rôle du patient dans la dynamique familiale (par exemple, bouc émissaire d’un couple parental en crise, ou au contraire élément régulateur d’une famille chaotique) aide le thérapeute à ajuster son intervention. En clair, l’approche systémique encourage à considérer non seulement le patient, mais aussi son entourage et les patterns relationnels, afin d’adapter le dispositif de soin (thérapie familiale, entretiens avec les proches, médiations, etc.) en conséquence.
Les différentes approches thérapeutiques
Face à la complexité du trouble borderline, il n’existe pas de solution unique ; une palette d’approches thérapeutiques peut être mobilisée, idéalement de façon coordonnée et personnalisée pour chaque patient. Nous aborderons ici quatre dimensions majeures de la prise en charge : la thérapie systémique (familiale ou institutionnelle), les groupes multifamiliaux, la thérapie dialectique-comportementale (TDC) et la psychoéducation avec accompagnement des familles.
Thérapie systémique individuelle et familiale – L’approche systémique, en thérapie individuelle comme en thérapie familiale, vise à modifier les interactions dysfonctionnelles et les rétroactions négatives maintenant le trouble. En thérapie familiale, le thérapeute rencontre le patient avec les membres de sa famille (parents, conjoint, fratrie…) pour les aider à mieux communiquer, à sortir des cycles d’escalade émotionnelle ou de retrait, et à trouver de nouveaux modes de fonctionnement plus apaisés. Par exemple, on travaillera à ce que les parents ne répondent plus uniquement aux crises par de l’angoisse ou de la colère, mais développent une écoute empathique tout en maintenant un cadre contenant. Une approche intégrative et multi-systémique peut être particulièrement utile dans les situations de crise aiguë, notamment chez les adolescents suicidaires. Har et Roche-Rabreau (2010) préconisent ainsi d’articuler étroitement l’intervention de crise individuelle avec un travail familial et institutionnel. Concrètement, cela peut impliquer : des entretiens familiaux de crise dès l’hospitalisation du patient pour dénouer les malentendus urgents, une coordination avec les soignants de l’unité (infirmiers, éducateurs) pour assurer une cohérence dans les messages donnés au jeune, et la mise en place d’un suivi familial après la sortie pour consolider les progrès. La thérapie individuelle du patient borderline, même lorsqu’elle n’est pas explicitement « systémique », gagne également à intégrer la dimension relationnelle. Des approches psychodynamiques modernes, telles que la psychothérapie focalisée sur le transfert (TFP) d’Otto Kernberg, ont été conçues spécifiquement pour le TPB et visent à aider le patient à intégrer ses représentations contradictoires de lui-même et des autres, en utilisant la relation thérapeutique comme microcosme des relations habituelles. En résumé, la prise en compte du système relationnel du patient – que ce soit au niveau familial ou dans la dyade thérapeutique – constitue un levier central du traitement.
Groupes multifamiliaux – Dans le prolongement de l’approche systémique, les groupes multifamiliaux offrent un dispositif innovant réunissant plusieurs patients et leurs familles au sein d’un même groupe thérapeutique. Nés initialement pour le traitement de troubles sévères comme la schizophrénie, ces groupes trouvent aussi leur pertinence dans le TPB, où l’entourage joue un rôle clé. Le principe est de rassembler 4 à 6 familles touchées par des problématiques similaires (par exemple, des jeunes adultes présentant un trouble borderline) et de co-animer des séances collectives axées sur l’échange d’expérience, le soutien mutuel et la résolution de problèmes. Brice Martin et coll. (2014) soulignent que l’inclusion des familles est devenue une « nécessité incontournable » en réhabilitation psychosociale, tant pour soulager la souffrance psychique des proches que pour s’appuyer sur eux en tant que partenaires du soin. En effet, les familles de patients borderline, souvent en grande détresse, peuvent trouver dans le groupe multifamilial un espace pour partager leurs vécus avec d’autres parents « qui comprennent », ce qui rompt leur isolement et diminue leur sentiment de culpabilité ou d’impuissance. Sous l’angle du patient, voir d’autres personnes aux prises avec des difficultés comparables aide à décentrer son regard (il n’est pas le seul à vivre cela) et à apprendre par les pairs des stratégies d’adaptation. Le thérapeute, quant à lui, utilise les principes systémiques pour animer le groupe : il favorise les interactions constructives entre familles, met en lumière les schémas relationnels communs, et encourage les participants à expérimenter de nouvelles façons d’interagir. Par exemple, lors d’une séance, une mère peut expliquer comment elle parvient désormais à désamorcer les colères de sa fille en gardant un ton calme et en posant un cadre clair ; les autres parents prennent cela comme modèle et peuvent l’essayer chez eux. Une vignette clinique présentée par Martin et coll. (2014) illustre l’intérêt de ce dispositif : un jeune patient, jusque-là en échec thérapeutique, a pu progresser grâce à la participation de ses parents à un groupe multifamilial où ils ont pris conscience de l’impact de leur propre communication sur les réactions de leur fils, ce qui a conduit à des changements notables à la maison (diminution des disputes quotidiennes, rétablissement d’un dialogue constructif). Bien entendu, les groupes multifamiliaux ne sont pas une panacée : certains proches peuvent être réticents à s’exposer en groupe, et le dispositif nécessite des animateurs formés à la fois en thérapie familiale et en techniques de groupe. Néanmoins, de plus en plus d’équipes de psychiatrie intègrent cette approche dans le traitement des troubles borderline, avec des retours généralement positifs sur l’alliance thérapeutique et la diminution des rechutes.
Thérapie Dialectique-Comportementale (TDC) – La TDC, développée par Marsha Linehan dans les années 1990, est aujourd’hui l’un des traitements de référence du trouble borderline. Elle s’appuie sur un modèle cognitivo-comportemental intégré à des principes dialectiques et de pleine conscience (mindfulness). La dialectique centrale consiste à travailler l’acceptation de soi et de ses émotions d’une part, tout en encourageant le changement des comportements problématiques d’autre part. Concrètement, la TDC combine : une thérapie individuelle hebdomadaire centrée sur la régulation des émotions et la gestion des crises suicidaires, un entraînement aux habiletés en groupe (modules de mindfulness, tolérance à la détresse, régulation émotionnelle et compétences interpersonnelles), un coaching téléphonique en cas de crise entre les séances, et un travail de consultation d’équipe pour les thérapeutes afin de maintenir la cohérence du traitement. De nombreuses études ont démontré l’efficacité de la TDC pour réduire les comportements suicidaires, l’automutilation et les hospitalisations chez les patients borderline chroniques. Par exemple, Linehan et al. (1991) ont montré qu’un programme de TDC de 1 an diminuait significativement les tentatives de suicide et améliorait l’adhésion des patients aux soins comparativement à une psychothérapie classique.
Psychoéducation et accompagnement des familles – Un dernier volet essentiel de la prise en charge borderline concerne le travail psychoéducatif et le soutien apporté à l’entourage. La psychoéducation consiste à expliquer au patient et à ses proches la nature du trouble, ses symptômes, son évolution et les traitements disponibles, dans un langage accessible. Pour le patient borderline, mieux comprendre son fonctionnement (par exemple, réaliser que ses angoisses d’abandon font partie du trouble et ne signifient pas qu’il est “fou”) peut apporter un soulagement et diminuer la honte ou la culpabilité. Pour la famille, acquérir des connaissances sur le TPB permet de dépersonnaliser certains comportements : les proches comprennent que les colères ou les fluctuations de leur enfant/partenaire ne sont pas dirigées contre eux intentionnellement, mais relèvent d’une souffrance interne incontrôlable. Cet éclairage favorise l’empathie et évite des réactions inappropriées. Par ailleurs, la psychoéducation inclut l’apprentissage de stratégies de communication et de gestion de crise à destination des familles. Des programmes spécifiques, tels que Family Connections (développé par l’association NEA-BPD), enseignent aux proches des techniques empruntées à la TDC pour mieux réagir face aux comportements à risque, poser des limites bienveillantes et encourager le patient dans ses efforts. De même, intégrer les familles dans le plan de soin dès que possible est recommandé : cela peut prendre la forme de groupes de parole pour familles animés par des professionnels, ou de consultations familiaires conjointes avec le patient. Martin et coll. (2014) notent que la famille peut devenir « un précieux partenaire de soin et un levier de changement important » si on la soutient et l’inclut adéquatement au processus thérapeutique. Bien sûr, toutes les familles ne peuvent ou ne souhaitent pas s’impliquer de la même manière, et il convient de respecter le rythme de chacun. Mais même un accompagnement minimal (par exemple, quelques entretiens d’information, ou la remise de documents pédagogiques sur le TPB) peut améliorer l’alliance thérapeutique et l’environnement du patient. Enfin, il ne faut pas oublier l’épuisement que vivent bien des proches : avoir un fils, une fille ou un conjoint borderline est éprouvant psychiquement. Offrir un espace de parole aux familles, reconnaître leur détresse et éventuellement les orienter vers un soutien psychologique pour eux-mêmes fait partie intégrante d’une approche bienveillante et globale.
Illustration avec des cas cliniques
Pour illustrer concrètement ces approches, considérons deux situations cliniques (fictives mais inspirées de cas réels) impliquant un trouble borderline, et la manière dont une stratégie thérapeutique plurielle a pu aider.
Cas clinique 1 – Julie, 17 ans, a été admise à l’hôpital après une tentative de suicide médicamenteuse. Depuis l’âge de 15 ans, elle présente une instabilité émotionnelle majeure, avec automutilations (entailles sur les avant-bras), accès de colère imprévisibles et relations tumultueuses avec son entourage. Ses parents sont désemparés : ils décrivent leur fille comme « ingérable, passant du rire aux larmes en un instant » et avouent avoir constamment peur qu’un drame survienne. En unité pour adolescents, un diagnostic de trouble de la personnalité borderline émergent est posé. L’équipe met en place un plan de crise pour sécuriser Julie (contrat de non-suicide, retrait des objets dangereux, etc.) puis introduit progressivement une thérapie dialectique-comportementale. En parallèle des sessions individuelles TDC où Julie identifie ses émotions et apprend des exercices de gestion du stress, des ateliers de psychoéducation pour adolescents borderline lui enseignent, en groupe, des habiletés de mindfulness et de régulation émotionnelle. Par exemple, Julie apprend à reconnaître le déclenchement de sa colère (tachycardie, pensées de persécution) et à appliquer la technique du “Plongeon” (s’asperger le visage d’eau froide pour réduire l’intensité émotionnelle) plutôt que de se taillader. Ses parents, de leur côté, sont invités à participer à quelques séances familiales. Lors de ces rencontres, le thérapeute systémique facilite un dialogue où chacun peut exprimer son ressenti : la mère de Julie verbalise son angoisse de la perdre et sa tendance à surveiller chacun de ses gestes, ce qui étouffe Julie; le père admet qu’il minimise la détresse de sa fille par maladresse, pensant bien faire en lui disant de “se ressaisir”. Grâce à l’intervention du thérapeute, la famille parvient à dégager de nouveaux accords : les parents s’engagent à adapter leur communication, en évitant les critiques frontales et en valorisant les efforts de Julie, tandis que Julie accepte de partager ses émotions avant qu’elles ne débordent et de prévenir ses parents lorsqu’elle se sent en danger pour qu’ils puissent l’aider. Après six mois, l’évolution est positive : Julie n’a pas refait de tentative suicidaire, ses scarifications ont diminué en fréquence, et la tension à la maison s’est nettement apaisée. Bien sûr, tout n’est pas résolu – Julie reste vulnérable aux déceptions amoureuses et aux conflits avec ses amis – mais elle et sa famille disposent désormais d’outils pour traverser ces tempêtes sans chavirer.
Cas clinique 2 – Karim, 23 ans, a un parcours marqué par la violence et la rupture. Enfant unique, il a grandi avec un père autoritaire et une mère dépressive. À l’adolescence, il décroche du lycée, consomme des drogues et multiplie les petits délits. Diagnostiqué “état limite” à 18 ans après plusieurs séjours en psychiatrie pour des actes auto-agressifs et des rixes, il a aussi connu un passage en détention. À sa sortie de prison, le climat familial est explosif : selon l’équipe soignante, « les parents, se sentant dépassés, rejettent ce fils incontrôlable ». Suite à une énième dispute avec son père, Karim fait une tentative de pendaison, ce qui conduit à une hospitalisation de longue durée (près de deux ans) en service psychiatrique. L’équipe décide de travailler en profondeur avec la famille en adoptant une approche multi-systémique (parents, patient, soignants). Dans un premier temps, plusieurs entretiens familiaux sont réalisés à l’hôpital, avec un thérapeute systémique qui aide chacun à exprimer ses griefs dans un cadre sécurisé. Les parents de Karim avouent alternativement leur colère, leur honte vis-à-vis de l’entourage (« qu’a-t-on fait pour qu’il soit ainsi ? ») et leur désespoir face à l’avenir de leur fils. Karim, de son côté, extériorise pour la première fois son ressentiment envers son père qu’il perçoit comme tyrannique, et sa culpabilité de « faire du mal » à sa mère par ses actes. Ce dialogue, bien que douloureux, ouvre une brèche vers une compréhension mutuelle. Parallèlement, Karim bénéficie d’une psychothérapie individuelle (inspirée de la TFP) au cours de laquelle il explore comment ses images parentales internalisées influencent ses comportements actuels : par exemple, il réalise qu’il provoque les figures d’autorité (soignants, éducateurs) comme il le faisait avec son père, par peur inconsciente d’être soumis. Au fil des mois, un groupe multifamilial est proposé, réunissant les parents de Karim et d’autres familles confrontées à des troubles similaires chez leur enfant adulte. Cette expérience s’avère très constructive : les parents de Karim, qui se croyaient seuls face au chaos, trouvent un soutien auprès d’autres couples vivant des situations analogues; ils échangent des conseils sur comment réagir (ou ne pas réagir) aux crises. Eux qui rejetaient leur fils commencent à dissocier le trouble de la personne : ils comprennent que Karim n’est pas qu’“incontrôlable”, qu’il souffre et ne sait pas gérer son angoisse autrement que par la violence ou les excès. Peu à peu, une alliance thérapeutique solide se forme entre la famille et l’équipe. En fin d’hospitalisation, une rencontre élargie est organisée avec les partenaires externes (travailleur social, centre d’addictologie, référent d’insertion) pour préparer la sortie de Karim. Un projet est monté : hébergement en appartement thérapeutique, suivi intensif en ambulatoire avec TDC en hôpital de jour, et poursuite des séances familiales mensuelles. Un an après sa sortie, Karim n’est pas retourné à l’hôpital ni en prison. Il suit une formation professionnelle. Les relations avec ses parents sont redevenues cordiales – un cadre de contacts réguliers a été instauré (visites le week-end) et chacun respecte les limites de l’autre. Ce cas illustre qu’avec patience, une coordination multifamiliale et institutionnelle, et une implication de la famille malgré les blessures initiales, même les situations borderline très complexes peuvent évoluer favorablement.
Conclusion : Perspectives et message d’espoir
Malgré sa réputation de trouble “difficile” et souvent dépeint de façon pessimiste, le trouble de la personnalité borderline connaît aujourd’hui des perspectives encourageantes. D’une part, les avancées thérapeutiques offrent un espoir réel de rétablissement : les approches combinées (thérapies individuelles spécialisées, travail familial, groupes, interventions psychosociales) permettent d’obtenir des améliorations significatives chez la majorité des patients, comme en témoignent de nombreuses études cliniques. D’autre part, le cours naturel du trouble borderline est souvent plus favorable qu’on ne le pensait jadis. Des suivis longitudinals ont montré que la grande majorité des patients voient leurs symptômes s’atténuer avec le temps : environ 74 % ne remplissent plus les critères du TPB après 6 ans, et 88 % après 10 ans. Autrement dit, la rémission est possible dans la plupart des cas, surtout lorsque le patient bénéficie d’un accompagnement adapté. Certes, “rémission” ne signifie pas disparition totale de toute difficulté – il s’agit plutôt de la diminution des symptômes sous le seuil diagnostique – et un passé borderline peut laisser des cicatrices (sur le plan de l’estime de soi, des relations perdues, etc.). Néanmoins, ce constat vient combattre l’idée d’une chronicité inéluctable.
Pour les thérapeutes, le message est double. D’une part, il faut garder à l’esprit la souffrance extrême et le vécu d’abandon qui sous-tendent le comportement borderline : cela invite à adopter une posture empathique, patiente, et à éviter de se laisser piéger par les réactions de rejet ou de surimplication que le patient peut provoquer en nous. D’autre part, il est essentiel de croire au potentiel d’évolution positive de ces patients. Avec des interventions cohérentes, un travail d’équipe pluridisciplinaire (incluant le patient et ses proches) et une bonne alliance, on peut réellement observer des changements profonds : des patients qui, un jour, parviennent à maintenir des relations stables, à identifier et verbaliser leurs émotions sans se faire de mal, à construire des projets de vie. Chaque petit progrès – une semaine sans automutilation, une séance où le patient exprime sa peine au lieu de la décharger agressivement, un parent qui répond avec calme à une provocation – est une victoire qui pave le chemin de la résilience.
En conclusion, le trouble borderline requiert du thérapeute une compréhension fine (tel un navigateur sur un océan parfois déchaîné) et une boîte à outils diversifiée pour s’adapter aux besoins changeants du patient. L’approche pédagogique, intégrative et humaine – telle que celle préconisée par Cancrini et par les approches multi-systémiques – montre qu’il est possible d’aider ces patients à trouver un nouvel équilibre. La route est souvent longue et sinueuse, mais loin d’être sans issue : avec de la persévérance et le soutien approprié, de nombreux patients « borderline » parviennent à transformer leur détresse en un parcours de soins et de vie porteur d’espoir. Le défi pour la communauté thérapeutique est de continuer à affiner ces approches, à y inclure les familles et le réseau, et à cultiver cet espoir – car c’est lui qui, en fin de compte, guide vers le changement et la guérison.
Sources :
Cancrini, L. (2009). L’océan borderline : Troubles des états limites, récits de voyage. Bruxelles : De Boeck.
Cailhol, L., Gicquel, L., & Raynaud, J.-P. (2015). Trouble de la personnalité borderline à l’adolescence. In IACAPAP e-Textbook of Child and Adolescent Mental Health (éd. française, chap. H.4).
Har, A., & Roche-Rabreau, D. (2010). Vers une approche intégrative et multi-systémique de l’adolescent suicidant et de sa famille. Thérapie Familiale, 31(2), 133-149.
Martin, B., Rochet, C., Félus, D., Félus, M., & Franck, N. (2014). Réhabilitation et groupes multifamiliaux à orientation systémique. L’Information psychiatrique, 90(6), 477-484. DOI:10.1684/ipe.2014.1224
Pigeon, H., & Mazzetti, C. (2017). Quel travail possible avec la famille d’un patient diagnostiqué état limite ? Lecture systémique des enjeux familiaux et institutionnels autour d’un patient état limite hospitalisé. L’Information psychiatrique, 93(10), 859-864. DOI:10.1684/ipe.2017.1726
Bonjour Julien,
J’ai beaucoup apprécié cette présentation car je trouve très intéressant le fait de faire le lien entre le diagnostic clinique et l’approche systémique. En effet, si le diagnostic peut facilement amener à traiter une problématique de façon purement individuelle et stigmatisante, questionner le lien entre le symptôme et la dynamique familiale par exemple , me semble source d’ouverture et de propositions de solution. Cela ouvre donc le champ des possibles.
Je serai donc très intéressée par d’autres vidéos similaires.
Merci pour ton travail.
M-Anne