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La Thérapie Qui Déstabilise : l’Approche Symbolique Expérientielle de Carl Whitaker



La psychothérapie familiale connaît une pluralité d’approches, chacune éclairant les dynamiques relationnelles sous un angle particulier. Parmi les figures les plus singulières du champ, Carl Whitaker occupe une place à part. Non seulement en raison de son style thérapeutique déroutant, mais aussi par la radicalité de sa vision du changement. À la croisée de l’expérience, du symbolique et de l’existentiel, son approche symbolique-expérientielle propose une manière d’envisager la thérapie familiale qui continue d’interpeller, de déstabiliser… et de transformer.


Une origine subversive

L’approche dite "symbolique-expérientielle" émerge dès les années 1950 aux États-Unis, notamment à travers l’ouvrage de Carl Whitaker et Thomas Malone, The Roots of Psychotherapy (1953). Elle s’oppose frontalement à une vision médicale ou techniciste de la psychothérapie, au profit d’une posture où le thérapeute s’engage de manière subjective et existentielle.


Le terme même de “thérapie expérientielle” place l’expérience vécue au centre de la démarche thérapeutique. Il ne s’agit pas de corriger un symptôme ou de traiter une pathologie au sens strict, mais de proposer une expérience transformatrice où le changement provient d’un processus de croissance et de réorganisation symbolique.

Selon Whitaker, la compréhension de la souffrance psychique n’a de valeur que si elle soutient le développement personnel et relationnel. Le symptôme n’est pas tant une erreur à éliminer qu’un signal, une métaphore expressive du système familial qui mérite d’être entendu… et reconfiguré.


Une posture existentielle

Whitaker conçoit la thérapie comme une rencontre humaine marquée par la surprise, la provocation et le jeu. Il rejette les approches normatives, préférant une posture qu’il qualifie lui-même d’“anti-école”. Il s’inscrit dans une perspective existentialiste où "l’existence précède l’essence" : il ne s’agit pas de découvrir ce que la famille “est”, mais de créer avec elle une expérience vivante qui lui permette d’advenir à elle-même (Connell, Mitten & Whitaker, 1995).


À ce titre, le thérapeute n’est pas un expert extérieur neutre, mais un acteur engagé, pleinement impliqué dans la dynamique familiale. Il ose mettre sa propre subjectivité en jeu, utilisant son intuition, ses émotions, son humour et parfois son excentricité comme des outils thérapeutiques.


Dans cette conception, chaque séance devient une scène d’expérimentation où l’on travaille avec ce qui surgit, ici et maintenant. Le passé n’est évoqué qu’à partir de l’expérience du présent. Le langage du corps, de la voix, du regard, des émotions devient un matériau de travail aussi riche – sinon plus – que le contenu verbal.


Les fondements théoriques : symbolique et expérientiel

L’un des apports majeurs de Whitaker est de combiner deux dimensions souvent séparées : le monde de l’expérience vécue et celui des symboles. L’être humain, explique-t-il, transforme sans cesse ses expériences en représentations symboliques. Ces symboles organisent notre rapport au monde, aux autres, à nous-mêmes. Et c’est dans les interactions relationnelles significatives – notamment familiales – que se cristallisent, se modifient ou se figent ces symboles.


Par exemple, une enfant ayant perdu sa mère à six ans peut développer un symbole de l’amour intimement lié à la douleur. Si les expériences relationnelles ultérieures confirment cette association, elle risque de maintenir un modèle symbolique où toute intimité est menaçante. En revanche, si elle vit des expériences positives dans d’autres relations, le symbole peut évoluer vers quelque chose de plus intégré et apaisé.


Ainsi, la thérapie symbolique-expérientielle vise à remodeler ces symboles à travers l’expérience partagée en séance. Le thérapeute crée un espace protégé mais intense, où les membres de la famille peuvent vivre des interactions nouvelles, porteuses d’un potentiel de transformation symbolique.


Une lecture systémique et anthropologique

Malgré son apparente marginalité, cette approche s’inscrit pleinement dans le courant systémique. Elle considère que les comportements ne peuvent être compris qu’à l’intérieur des contextes relationnels où ils émergent. Elle adopte une lecture interactionnelle, tout en restant attentive aux processus subjectifs et symboliques.

Elle se rapproche ainsi de l’épistémologie de Gregory Bateson, pour qui les systèmes humains sont des ensembles organisés par des boucles de rétroaction où se construisent des significations. Whitaker, tout comme Virginia Satir ou Mony Elkaïm, partage cette idée que la famille est un univers de sens, structuré par des métaphores, des mythes et des rituels implicites.


Ce que propose Whitaker, c’est une intervention qui engage à la fois les structures visibles (rôles, alliances, règles implicites) et les couches invisibles (fantasmes, affects, symboles). Il invite à travailler sur les deux plans en même temps, en jouant avec les formes de langage et en explorant l’irrationnel.


Outils cliniques et langage thérapeutique

Contrairement aux thérapies structurées qui prescrivent des tâches entre les séances, l’approche de Whitaker privilégie l’intervention en direct. Le thérapeute agit ici-et-maintenant pour induire des micro-chocs symboliques et émotionnels. Connell, Mitten et Whitaker ont proposé une typologie des “langages” utilisés à cet effet :

  • Le langage de la souffrance et de l’impuissance : celui que les familles utilisent spontanément pour exprimer leurs blocages. Le thérapeute s’en empare pour extraire des fragments symboliques et les "mettre au travail".

  • Le langage de la déduction : il permet de recadrer les situations par des hypothèses symboliques. Par exemple, face à un homme qui se plaint que sa femme le “maternise”, le thérapeute pourra lui demander : “Votre mère est d’accord pour que vous en preniez une nouvelle ?”. Cette question absurde rend visible une dynamique inconsciente et invite à une prise de responsabilité.

  • Le langage des options : il propose des solutions “folles”, absurdes en apparence mais symboliquement justes. Par exemple : “Pourquoi ne pas officialiser le fait que votre fils est votre bouc émissaire, et lui donner une médaille ?” Ce type de provocation ludique vise à déconstruire les impasses relationnelles.


Ces interventions sont souvent déroutantes. Elles ne cherchent pas la rationalité, mais l’impact émotionnel et symbolique. Leur but est d’ébranler les systèmes figés pour faire émerger de nouvelles significations.


Une vision du symptôme comme tentative de survie

Une des idées de Whitaker est sa lecture du symptôme comme tentative créative de survie du système familial. Le symptôme n’est pas une défaillance, mais une solution – coûteuse – à un problème plus large.


Prenons l’exemple de ce jeune homme psychotique, toujours chez ses parents à 24 ans. Whitaker ne le voit pas seulement comme “malade”, mais comme le ciment du couple parental. Il incarne leur inquiétude commune, leur permet de rester unis autour d’un objectif commun : le sauver. Lorsqu’il demande au fils : “Combien de temps pensez-vous faire le Christ en croix pour votre famille ?”, il pointe le sacrifice de l’individu pour la survie du système. Ce recadrage symbolique bouleverse la représentation du problème et ouvre des voies de changement.


Les apports contemporains et critiques

Aujourd’hui, l’héritage de Whitaker se retrouve dans plusieurs courants, les critiques portent surtout sur le manque de structure et la dépendance à la personnalité du thérapeute. Il est difficile d’enseigner l’approche symbolique-expérientielle comme un modèle reproductible. Elle demande un haut niveau de présence, d’intuition, de créativité… et beaucoup d’audace. Par ailleurs, son efficacité a longtemps été difficile à documenter selon les critères de l’evidence-based therapy.


Néanmoins, les avancées en neurosciences relationnelles et en psychologie humaniste valident aujourd’hui plusieurs de ses intuitions : la centralité de l’alliance thérapeutique, le rôle des émotions, l’importance de la sécurité relationnelle et de l’activation du corps dans le processus thérapeutique.


Conclusion

L’approche de Carl Whitaker rappelle que le changement ne vient pas toujours de la compréhension intellectuelle, mais bien plus souvent de l’expérience vécue. Elle nous invite, en tant que thérapeutes, à sortir des sentiers battus, à oser le décalage, à habiter pleinement la relation thérapeutique.


Travailler à la “croissance” d’un individu ou d’une famille, c’est les aider à “grandir” et à “naître” à nouveau. C’est leur permettre d’agrandir le champ du possible, comme le disait Elkaïm.


Faut-il être plus fou que ses patients ? Peut-être pas au sens pathologique. Mais dans le sens où la “folie” thérapeutique de Whitaker consiste à sortir du connu pour ouvrir à l’inattendu ?



Références

Connell, G. M., Mitten, T. J., & Whitaker, C. (1995). Les fondements de la thérapie symbolique-expérientielle. In M. Elkaïm (Dir.), Panorama des thérapies familiales (pp. 359-365). Paris : Seuil.

Escots, S. (2013). L’approche symbolique expérientielle de Carl Whitaker. Intervention, Institut d’Anthropologie Clinique.

Whitaker, C., & Napier, A. (1980). Le creuset familial. Paris : Robert Laffont.

Whitaker, C. (1980). Cothérapie de la schizophrénie chronique. Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, (3).

Whitaker, C. (1981). Entretien avec une famille simulée. Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, (4/5).

 
 
 

1 commento


J’aime beaucoup l’intention de vouloir de pathologiste et de questionner la fonction du symptôme. Merci julien pour ce nouvel apport.👍

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