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« Est‑ce que je dois m’inquiéter ? »


Prévenir la crise suicidaire par une approche systémique

Ce texte mentionne explicitement le suicide. Si vous êtes en danger immédiat, appelez le 112 (ou le 15 en France). Pour parler à un professionnel 24/7, contactez le 3114. Vous n’êtes pas seul·e.

En tant que psychologue systémicien, je défends une idée simple mais exigeante : oser poser la question. « Est‑ce que je dois m’inquiéter ? » — adressée avec tact et sans dramatisation — n’est pas une formule magique ; c’est un dispositif relationnel. Elle rend visible l’invisible, brise l’isolement, et ouvre un pont concret vers l’aide.


1. Parler du suicide n’induit pas l’idée : état des connaissances

La crainte d’« implanter » l’idée suicidaire en la nommant est tenace. Elle n’est pas étayée empiriquement. Plusieurs synthèses et méta‑analyses concluent que questionner directement la présence d’idéation ou de comportements auto‑agressifs n’augmente pas le risque et peut même produire de petits effets bénéfiques (baisse d’idéation, de détresse, amélioration de l’accès à l’aide) (Blades et al., 2018 ; Dazzi et al., 2014 ; DeCou & Schumann, 2018). Ce résultat est décisif : il légitime l’ouverture explicite de la conversation. Dans une perspective systémique, nommer l’innommable modifie les transactions au sein du système (famille, classe, équipe, pairs) et réduit les boucles d’évitement où chacun s’auto‑censure par peur de « mal faire ».


2. Une vision systémique de la crise suicidaire

L’approche systémique ne conçoit pas la crise comme un simple attribut de l’individu, mais comme l’émergence d’un processus interactionnel entre facteurs personnels, relationnels et contextuels (écoles, travail, médias, accès aux soins). Le passage à l'acte est ainsi pensé comme l’aboutissement possible d’enchevêtrements. Les stratégies efficaces, dès lors, sont multiniveaux : elles visent la personne et son écosystème (Organisation mondiale de la Santé [OMS], 2021). Concrètement, cela signifie que toute intervention gagne à articuler l’écoute individuelle, la mobilisation du réseau (proches, pairs significatifs), la sécurisation de l’environnement et l’arrimage aux ressources professionnelles.


3. Ouvrir la conversation

En pratique, la porte d’entrée est simple : « Je tiens à toi et je m’inquiète. Est‑ce que je dois m’inquiéter pour ta sécurité aujourd’hui ? As‑tu eu des idées de mort ou de suicide ? » Cette question ouverte et directe, soutient la dignité de l’interlocuteur. Si la réponse confirme une idéation, je poursuis par des questions de précision : fréquence et intensité des idées, présence d’un plan (scénario, quand/comment/où), intention (degré de détermination), accès aux moyens et comportements préparatoires. Ce questionnement s’aligne sur des outils validés, notamment la Columbia‑Suicide Severity Rating Scale (C‑SSRS) (Posner et al., 2011) et le guide SAFE‑T qui structure l’évaluation en cinq étapes. L’enjeu est d’évaluer la gravité : plus il y a plan + intention + accès, plus l’urgence se précise.


4. De l’évaluation à l’action : un protocole bref et systémique

Je propose de penser l’intervention comme une séquence brève en quatre gestes.


1. Co‑réguler et contenir.

Avant toute décision, il s’agit de réguler l’affect (tempo de voix, respirations, validation, ancrage sensoriel simple). La stabilisation émotionnelle facilite la mentalisation (capacité à parler de ce qu’on ressent et pense).


2. Cartographier le réseau.

La crise isole ; la prévention reconnecte. Je dresse une éco‑carte de crise : deux ou trois personnes de confiance (avec numéros), lieux sécures accessibles, contraintes actuelles (conflits, dettes, procédures, examens, cyberviolences) et ressources (médecin traitant, psychologue, CPE, pair aidant). Cette cartographie ouvre des options qui ne reposent pas uniquement sur la volonté de la personne, souvent épuisée.


3. Co‑construire un plan de sécurité.

Avec la personne et, si possible, au moins un proche, je formalise un plan bref en six points : (1) signaux précoces ; (2) stratégies d’auto‑apaisement faisables ; (3) distractions sociales (qui appeler, où aller) ; (4) professionnels/numéros (thérapeute, médecin, 3114) ; (5) mise en sécurité des moyens ; (6) engagement (quand et qui contacter si l’intensité monte).


Le Safety Planning Intervention (Stanley & Brown, 2012) et sa version en service d’urgences associée à des contacts de suivi sont liés à une baisse significative des comportements suicidaires et à une meilleure entrée dans les soins par rapport aux soins usuels (Stanley et al., 2018).


4. Sécuriser l’environnement et maintenir le lien.

La restriction pragmatique de l’accès aux moyens (stockage sécurisé, retrait temporaire, supervision des médicaments) est l’un des leviers les plus puissants de la prévention, au niveau individuel comme populationnel (Barber & Miller, 2014). Elle gagne à être co‑négociée avec le réseau proche, qui en détient souvent la capacité. Le maintien du lien se concrétise par des caring contacts : messages brefs, non exigeants, planifiés (Motto & Bostrom, 2001). Ce fil ténu, mais régulier, signale une présence fiable et contribue à prévenir la rupture.


5. Décision et orientation : quand l’urgence s’impose

Les éléments « plan + intention + accès », un passage à l’acte récent, une impossibilité de se mettre à l’abri ou l’absence de personne disponible justifient une procédure d’urgence. Concrètement : ne pas laisser la personne seule, contacter un proche pour présence immédiate, et/ou appeler les secours (112, 15) ou une ligne d’écoute professionnelle (3114). Cette décision peut être prise avec la personne (co‑décision) ; si ce n’est pas possible, il est déontologique d’agir pour protéger la vie. La documentation sobre (qui, quoi, quand, décisions, consentements refusés/obtenus) est recommandée pour les professionnels (SAMHSA, 2024).


6. Spécificités développementales et contextuelles

Adolescence : Les tentatives sont plus fréquentes, avec des stress contextuels (harcèlement, ruptures, pression scolaire). L’implication structurée des parents ou adultes référents dans le plan de sécurité et la restriction des moyens est centrale. La coordination école‑famille‑soins procure une cohérence indispensable (OMS, 2021).


Âge adulte : Le risque se module par des facteurs socio‑économiques (précarité, endettement, chômage), des problématiques relationnelles (conflit conjugal, isolement), et des troubles psychiatriques. Ici encore, la mobilisation du réseau et l’arrimage aux soins (médecin traitant, psychothérapies, accompagnement social) sont prioritaires.


Âge avancé : La létalité des tentatives est plus élevée ; l’évaluation doit intégrer deuils, douleurs chroniques, dépression masquée, isolement, accès aux moyens (médicaments, armes dans certains contextes). Le repérage proactif par les proches et les professionnels de première ligne est déterminant.


Dans une perspective systémique, la crise suicidaire n’est presque jamais l’effet d’un facteur isolé : elle émerge au croisement d’axes de vulnérabilité qui s’additionnent et se potentialisent — genre, orientation et identité de genre, statut migratoire, précarité économique, appartenance raciale/ethnique, handicap, ruralité, exposition aux violences, isolement relationnel — produisant des charges de stress qui altèrent l’accès à l’aide, la sécurité et l’espoir (Crenshaw, 1991 ; Meyer, 2003 ; Hatzenbuehler, 2016).


L’enjeu clinique n’est donc pas seulement de dépister l’idéation, mais d’ajuster l’intervention au profil intersectionnel : co‑construire un plan de sécurité réaliste avec la personne et son réseau en tenant compte de contraintes matérielles (logement, finances, statut légal), symboliques (peur de discrédit, honte, normes culturelles) et institutionnelles (barrières linguistiques, délais d’accès, politiques locales), tout en tissant des relais multiniveaux (pairs, famille choisie, médiation culturelle, droits sociaux, soins) (Metzl & Hansen, 2014 ; Organisation mondiale de la Santé, 2021).


Autrement dit, prévenir, c’est agir simultanément des boucles qui opèrent au micro (régulation émotionnelle, sécurité des moyens), au méso (qualité des relations et de l’inclusion dans les groupes de vie) et au macro (règles, ressources et discriminations), afin de redonner du pouvoir d’agir à des personnes dont les trajectoires se jouent à l’intersection de rapports sociaux inégaux.



7. Articuler prévention primaire, secondaire et tertiaire

  • Primaire : agir sur les déterminants (anti‑harcèlement, lutte contre l’isolement, amélioration des conditions d’étude/travail), renforcer les compétences émotionnelles et relationnelles dès l’école (OMS, 2021).

  • Secondaire : repérage précoce des signes (retrait, propos morbides, perte d’intérêt, agitation, consommation), ouverture de la conversation, évaluation structurée (SAFE‑T, C‑SSRS), plan de sécurité partagé, sécurisation des moyens.

  • Tertiaire : continuité des soins après urgence/tentative (rendez‑vous programmés, caring contacts, psychoéducation du réseau), travail sur les facteurs perpétuants (conflits, dettes, isolement) et postvention auprès des proches et des collectifs (classe, équipe).


9. Pourquoi « Est‑ce que je dois m’inquiéter ? » reste central

Cette question soutient quatre fonctions cliniques et systémiques :

  1. Visibilisation : elle autorise la mise en mots de l’indicible.

  2. Alliance : elle manifeste une préoccupation authentique et crédible.

  3. Orientation : elle génère des informations utiles à la décision (plan/intention/accès).

  4. Activation : elle initie un processus (plan de sécurité, réseau, mise à l’abri) dans lequel la personne n’est pas seule.


Elle est transversale : proche, enseignant, collègue, professionnel — chacun peut l’énoncer à son niveau, en respectant le cadre éthique et ses limites.


Conclusion

Prévenir la crise suicidaire ne consiste ni à « convaincre » ni à « raisonner » autrui, mais à organiser le lien autour de lui — un lien assez solide pour contenir la tempête et assez souple pour laisser circuler la parole. L’approche systémique nous rappelle que personne ne se sauve tout seul : c’est la trame relationnelle qui sauve, et nous pouvons tous en être tisserands. Si un doute vous traverse, faites‑vous confiance : posez la question !


Références

Barber, C. W., & Miller, M. J. (2014). Reducing a suicidal person’s access to lethal means of suicide: A research agenda. American Journal of Preventive Medicine, 47(3 Suppl 2), S264–S272.

Blades, C. A., Stritzke, W. G. K., Page, A. C., & Brown, J. D. (2018). The benefits and risks of asking research participants about suicide: A meta-analysis of the impact of exposure to suicide-related content. Clinical Psychology Review, 64, 1–12.

Dazzi, T., Gribble, R., Wessely, S., & Fear, N. T. (2014). Does asking about suicide and related behaviours induce suicidal ideation? What is the evidence? Psychological Medicine, 44(16), 3361–3363.

DeCou, C. R., & Schumann, M. E. (2018). On the iatrogenic risk of assessing suicidality: A meta-analysis. Suicide and Life‑Threatening Behavior, 48(5), 531–543.

Motto, J. A., & Bostrom, A. G. (2001). A randomized controlled trial of postcrisis suicide prevention. Psychiatric Services, 52(6), 828–833.

Organisation mondiale de la Santé. (2021). LIVE LIFE: Guide de mise en œuvre de la prévention du suicide. Genève, Suisse : OMS.

Posner, K., Brown, G. K., Stanley, B., Brent, D. A., Yershova, K. V., Oquendo, M. A., Currier, G. W., Melvin, G. A., Greenhill, L., Shen, S., & Mann, J. J. (2011). The Columbia–Suicide Severity Rating Scale: Initial validity and internal consistency findings from three multisite studies with adolescents and adults. American Journal of Psychiatry, 168(12), 1266–1277.

Stanley, B., & Brown, G. K. (2012). Safety planning intervention: A brief intervention to mitigate suicide risk. Cognitive and Behavioral Practice, 19(2), 256–264.

Stanley, B., Brown, G. K., Brenner, L. A., Galfalvy, H. C., Currier, G. W., Knox, K. L., Chaudhury, S. R., Bush, A. L., & Green, K. L. (2018). Comparison of the Safety Planning Intervention with follow‑up vs usual care of suicidal patients treated in the emergency department. JAMA Psychiatry, 75(9), 894–900.

Substance Abuse and Mental Health Services Administration. (2024). SAFE‑T: Suicide Assessment Five‑Step Evaluation and Triage. Rockville, MD : U.S. Department of Health and Human Services.

 
 
 

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